Le poète aveugle : un autoportrait de génie pour célébrer la diversité
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ " Combien, au juste, de mensonges, de rencontres fortuites, d'accidents de parcours ont déterminé l'histoire que nous connaissons?" " Qu'est-ce que cela signifie au juste? Pourquoi l'histoire nous ment-elle et nous trompe-t-elle toujours? L'histoire est écrite par les vainqueurs. Par des hommes. Par des individus qui dictent à la masse ce qu'elle doit faire". Voilà les explications du metteur en scène et auteur Jan Lauwers que l'on peut lire dans la feuille de salle. " Le poète aveugle" parcourt l'Histoire au travers des arbres généalogiques des membres de la Needcompany. Imaginé en collaboration étroite avec la musique de Maarten Seghers, il s'appuie sur les différentes nationalités, langues et cultures de sept performers pour ouvrir une réflexion passionnante et inspirée sur la notion d'identité dans l'Europe d'aujourd'hui. Profondément contemporaine, bouleversante d'humanité, cette pièce a la grandeur d'une épopée universelle. Il y a longtemps que l'on pressentait que la Needcompany avait du génie, maintenant il ne sera plus possible d'en douter.
A l'ouverture, Grace Ellen Barkey apparaît comme une divinité païenne de l'Ile de Java. Exhortée par les cris des autres, elle scande son nom, affirmation de soi qui s'exprime dans un large éventail d'émotions...Ondulante, primitive, elle raconte le " miracle multiculturel" qu'elle représente, riche de sangs, d'expériences et de cultures diverses, indonésienne, chinoise, allemande, un peu "esclave noire", réfugiée, hollandaise, bruxelloise et flamande. C'est au tour de Maarten Seghers d'investir la scène et d'évoquer dans son arbre généalogique un armurier de Godefroy de Bouillon. Sous le flanc protecteur de la dépouille d'un canasson, il narre par exemple comment ses ancêtres fabriquaient, en plus des armes, des ceintures de chasteté, caste de forgerons " plus forts que le fer que nous faisions plier". Hans Petter Melø Dahl reprend le flambeau des confessions, entouré de fumigènes. Un Viking, si l'on en doutait encore, né dans le Grand Nord. Fier de ses racines et de l'histoire de cette race de guerriers farouches. Comme Rousseau, il évoque cependant ensuite un épisode peu glorieux de son existence et dévoile le véritable visage d'un viking faillible. Son épouse, Anna Sophie Bonnema, vient du peuple germanique des Frisons : " la sobriété est leur sagesse", " les bateaux sont toute notre vie". Émouvante de délicatesse et de sensibilité, comme en suspension, portée par le verbe éloquent de Jan Lauwers, elle devient vite la porte-parole de " toutes les femmes". " Je parle de moi parce que c'est la seule chose qui soit amour. Tout est faux en écriture". Tout est dit. La seule véritable histoire, en laquelle nous pouvons avoir foi, est celle que nous éprouvons par nos sens. Les histoires individuelles ont une universalité plus grande que l'Histoire elle-même. Nous sommes tous homme, femme, fils, fille, frère, sœur, père, mère, voisin, ami, ennemi...nous aspirons tous à être chéri ou admiré, abhorrons être jugé ou méprisé. L'Histoire trace des routes sur lesquelles les peuples s'engouffrent, se divisent, se jaugent. Détermine des camps, des stratégies, des intentions. Stigmatise ainsi les différences. S'en nourrit. La vie et son quotidien oblige les peuples à fouler la terre du pied, à retrouver prise avec le réel et à se détacher des théories qui embrouillent nos cerveaux influençables, force à éprouver avec les sens une réalité simple : nous sommes tous les mêmes. Raconte-moi ton enfance, ton labeur quotidien, tes espoirs. C'est la seule histoire dont je sois sûr qu'elle soit vraie.
Revenons à Benoît Gob qui entame un show tonitruant juste après l'entracte. Un clown de Liège à la voix rauque et au costume jaune pétard. Sous ses airs de caïd, se dessine le visage d'un clown triste qui raconte son enfance meurtrie entre un père alcoolique ( représenté sur scène par une marionnette aussi superbe plastiquement que saisissante) et une mère qui se prostitue ( à laquelle Grace Ellen Barkey prête son corps de poupée ). Pas d'histoire d'ancêtres glorieux. Un passé entouré d'êtres qui ne maîtrisent rien. Sans doute est-ce pour cela qu'il maîtrise de ses poings les fluctuations de la musique. Désarmant de charme, le corps charpenté de l'acteur fait écran à son passé tourmenté. Puis c'est au tour de Jules Beckman, athée, dont la mère hippie juive a cautionné a 12 ans son premier trip au LSD, dépucelé par sa prof, de nous inviter en compagnie de sa guitare en une promenade dans les états d'Amérique, santiags, tenue et chapeau de cow-Boy à l'appui. " Mangez ou l'on vous mangera", " c'est ce que nous apprend l'histoire", ajoute-t-il. N'y a-t-il pas d'autres leçons plus éclairantes et pacifistes qu'elle pourrait transmettre? Enfin Mohamed Toukabri, tunisien musulman, au plus beau corps, au plus beau sourire et à la plus belle maman, qui nous charmait déjà de ses chorégraphies, évoque son père, tailleur qui a conçu le costume en soie qu'il porte ce soir-là . Mohamed le touareg qui n'a pas d'arbre généalogique. Et qui s'en soucie puisqu'il est là , si beau, avec son sourire en bandoulière ?
" Est-ce que c'est important les différences?" demande notre Viking monté sur talons hauts. La Needcompany est riche de sept nationalités et nous livre un message d'amour qui gagnerait à se répandre comme un écho salvateur dans les âmes de ceux qui doutent encore que la différence est une richesse et un faux prétexte puisqu'elle ne repose que des détails juste bons à épicer un plat et à varier les plaisirs.
Pour qui a vu d'autres spectacles de la compagnie, ces portraits conquièrent parce qu'ils soulignent avec autant de tendresse que d'authenticité les personnalités de cette troupe, Grace pétillante de couleurs, troublante de force et de fragilité; Maarten, derrière son rideau de cheveux sauvages, "chamane" au charme mystérieux, Benoît, à la solidité de roc et au regard bon et lumineux, Hans à l'androgynie séduisante d'un David Bowie et aux notes sensibles; Anna, figure tutélaire au sein du groupe de la tempérance et de la sagesse...et peu importe si ces impressions de spectateur sont vraies ou songes de la représentation, elles font grandir, création après création, une sensation d'authenticité et de partage fantastiques.
La Needcompany communique en effet au travers des corps et des gestes un je-ne-sais-quoi d'à la fois familier et d'une pureté originelle. On se laisse porter par son univers avec une aisance ensorcelante. Sans doute aussi parce qu'au delà d'une volonté tenace de transmettre des valeurs humanistes profondes et une idéologie libertaire, l'humour n'est jamais oublié et ne s'improvise pas : le rire nait ici de clins d'œil espiègles aux clichés véhiculés par les nationalités et les religions, d'auto-dérision bon-enfant et d'une complicité indétrônable.
On a oublié d'ailleurs de saluer au passage les parties dansées, en osmose véritable avec ce qui se joue sur le plateau, extensions chorégraphiées des tensions du plateau. On applaudit aussi les jeux de lumière, les costumes ( véritables œuvres singulières qui parachèvent la beauté des scènes ) et la musique composée par Maarten Seghers. "Tout est lié à tout". Il n'est pas possible d'avoir une fausse note dans une composition géniale.
Le poète aveugle
Texte, mise en scène, images : Jan Lauwers 
Musique : Maarten Seghers
Avec Grace Ellen Barkey, Jules Beckman, Anna Sophie Bonnema, Hans Petter Melø Dahl, Benoît Gob, Maarten Seghers, Mohamed Toukabri

Costumes : Lot Lemm
Assistante à la mise-en-scène & dramaturgie : Elke Janssens
Production & Technique: Marjolein Demey, Kurt Bethuyne

2h20 avec entracte
Dates des représentations:
Première mondiale : Le 12 mai 2015, Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater, Bruxelles
- Les 5 et 6 novembre 2015 à la Scène Nationale de Sète ( 34)
- Les 20 et 21 novembre 2015 au Teatro Central de Séville ( Espagne)
- Du 7 au 9 décembre 2016 au Théâtre Garonne - Toulouse
- Le 12 décembre 2016 au Parvis - Scène Nationale Tarbes Pyrénées
- Le 15 décembre 2016 à la Scène Nationale d'Albi
- Les 7 et 8 mars 2017 à Les 2 scènes - Scène Nationale de Besançon
- Du 25 au 27 avril 2017 à La Rose des Vents - Scène Nationale Lille Métropole Villeneuve d'Ascq
- Le 31 mai 2017 - CPH STAGE - Copenhague
- Les 9 et 10 juin 2017 au Kaaitheater à Bruxelles - +32 2 201 59 59
- Le 8 août 2017 au Southbank Centre à Londres - +44 20 7960
- Les 4 et 5 septembre 2017 au Stadsschouwburg à Amsterdam - +31 20 523 77 00
- Du 11 au 22 octobre 2017 Ã La Colline - Paris - +33 1 44 62 52 52
[bt_quote style="big-quote" width="0"] Voila pourquoi je suis tout le monde et tout le monde c'est moi.[/bt_quote]
[bt_quote style="big-quote" width="0"]Peut-être faudrait-il changer la nature de l'homme? En faire un être dénué de sensibilité plutôt qu'il soit si vulnérable au Mal?[/bt_quote]