L'oiseau vert : Laurent Pelly redonne à Carlo Gozzi ses lettres de noblesse
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ En 1765, Carlo Gozzi, rival du dramaturge Carlo Goldoni, imagine une fable philosophique nommée L'Augellino belverde : c'est le récit de deux bébés royaux, confiés au hasard d'une rivière par le premier ministre Pantalone qui aspire à les protéger de la cruauté d'une belle-mère reine sanguinaire, qui sont recueillis par un couple de charcutiers, Truffaldino et Smeraldine. A dix-huit ans, les deux adolescents apprennent sans ménagement qu'ils ne sont pas leurs enfants et décident de partir et d’en apprendre davantage sur leurs origines. En chemin, ils croiseront un philosophe statufié et bavard, un oiseau vert, des pommes qui chantent et de l'eau qui danse...mais surtout une bonne leçon de vie!
Cette fable théâtrale, traduite par Agathe Mélinand, est tout simplement délicieuse à voir et à entendre ! Laurent Pelly, au moyen d'une scénographie aussi originale que magnifique, de costumes aussi amusants qu'enchanteurs et d'une " machinerie" pertinente, fait littéralement naître la magie sur les planches. Durant 2h15, le spectateur est littéralement embarqué dans l'univers onirique de Carlo Gozzi! Et l'humour n'est pas de reste. Les comédiens - tous d'une excellente justesse- campent des personnages hauts en couleurs et en caractère et, entre un roi dépressif et infantile, une reine démente et lubrique ( il faut voir la truculente Marilu Marini!), des jeunes premiers aussi écervelés qu'égoïstes et des zanni impayables, cet "Oiseau Vert" se savoure de bout en bout! Rencontre avec Laurent Pelly, metteur en scène de talent qui co-dirige avec Agathe Mélinand le Théâtre National de Toulouse.
Comment L’oiseau vert est-il tombé entre vos mains?
Vraiment par hasard : en cherchant des pièces à la bibliothèque, quand je suis arrivé à Grenoble, il y a 20 ans. Cette pièce - que j’ai tout de suite trouvée extraordinaire - je n’ai pas pu la monter tout de suite car elle est très complexe et elle demandait des moyens…techniques mais aussi la nécessité de grands acteurs. Après, le temps a passé et je voulais notamment travailler avec la comédienne Marilu Marini, qui joue un rôle important dans L’oiseau Vert et n’a pas été disponible immédiatement. On n’a donc pu réussir à monter la production que cette année.
Vous dîtes que c’est une pièce complexe à monter…
Oui, d’abord parce que c’est une forme très particulière, un objet théâtral qui mêle à la fois la féérie, la fable philosophique et la commedia dell’arte : une forme dont on n’a plus trop la culture aujourd’hui.
Vous co-dirigez le TNT avec Agathe Mélinand ; c’est elle qui a traduit la pièce de L’oiseau vert…
Agathe traduit plusieurs langues dont l’italien. On avait déjà monté ensemble, à notre arrivée à Toulouse, « Le menteur » de Goldoni. Pour L’oiseau vert, il n’existait pas de traduction française jouable. Cette pièce a cela de particulier qu’une partie est écrite en vers, une partie en prose et un autre tiers est écrit en lazzi ( = un canevas d’improvisation pour les acteurs). Il faut donc retransposer tout cela puisqu’aujourd’hui les acteurs ne savent plus jouer à partir d’un canevas d’improvisation. Agathe a donc retransposé ces canevas en véritables dialogues, tout en respectant la pièce et les mots de Gozzi. J’insiste: c’est une traduction très très fidèle, rythmiquement et même au niveau des sonorités, très proche du texte original. Il existe évidemment déjà des traductions éditées de cette pièce, mais, du fait de la présence de ces lazzis, elles sont extrêmement adaptées. La version d’Agathe n’est pas une adaptation, c’est vraiment une traduction, même s’il a fallu adapter les lazzi, elle a été au plus proche de ce que voulait Gozzi.
Vous avez également déjà mis en scène du Goldoni. Goldoni et Gozzi étaient des rivaux ; quelles différences principales voyiez-vous entre eux?
ça n’a pas grand chose à voir finalement…Ce que j’ai monté de Goldoni, c’était une adaptation du « Menteur » de Corneille par Goldoni, donc c’était un peu particulier. Goldoni travaille beaucoup sur le réalisme, Gozzi fuit le réalisme. Ce sont deux personnalités totalement antinomiques. Deux mondes : Goldoni travaille sur le quotidien, la vie des gens à Venise…il a écrit une multitude de pièces très drôles d’ailleurs, magnifiques…des pièces comme « Le nouvel appartement » qui met en scène l’idée d’un déménagement, « La villégiature » évoque les vacances, « L’école de danse », « Le café »…Ses pièces font une espèce de peinture réaliste du monde aristocrate ou bourgeois ou même du petit peuple de Venise. Chez Gozzi, on est dans l’imaginaire, la poésie ; lui-même revendique cela extrêmement violemment. Il a d’ailleurs commencé à écrire d’abord pour se moquer de Goldoni et d’un autre auteur - oublié aujourd’hui-, l’abbé Pietro Chiari , un auteur de tragédies pompeuses et ronflantes ( d’après Gozzi) . C’est en écrivant sa première pièce, « L’amour des trois oranges », qui mettait en scène la représentation de Goldoni et de l’abbé Pietro Chiari au travers de personnages fantastiques - une sorcière et un magicien - , qu’il s’est fait prendre à son propre jeu. « L’amour des trois oranges » a eu un succès retentissant et il a ensuite écrit huit autres fables philosophiques. C’est tout un monde Gozzi…qu’on ne connait plus trop aujourd’hui car ,même en Italie, ce n’est pas un auteur extrêmement joué. On le connaît par « L’amour des trois oranges » parce qu’elle a été adaptée par Sergueï Prokofiev en opéra au début du 20ème siècle ; ce sont les russes qui ont redécouvert Gozzi et qui lui ont redonné un peu ses lettres de noblesse. L’autre texte connu de lui, c’est Turandot, un opéra célébrissime de Giacomo Puccini et on ne sait souvent pas que c’est un livret de Carlo Gozzi. Il y a aussi Wagner qui avait écrit un opéra de jeunesse nommé « Les Fées » et qui est aussi tiré de Gozzi.
Quand on lit le nom des personnages, on plonge complètement dans la Commedia dell’arte puisqu’il y a des Pantalone, des Brighella etc…qu’en avez-vous gardé dans la mise en scène de cet art théâtral? Les acteurs sont-ils masqués par exemple?
Les acteurs ne sont pas masqués. C’est tout un art, la Commedia dell’arte, on ne peut pas prétendre en faire du jour au lendemain…c’est comme le kabuki au Japon. C’est un art auquel il faut être profondément initié. Il y a encore des acteurs en Italie qui savent faire cela; en France, ça ne me semblait pas possible. Que ce soit concernant la commedia dell’arte ou la féérie (dans le sens de machinerie de théâtre) , il fallait réinventer car ça ne m’intéresse pas de faire du théâtre archéologique . L’idée, c’est d’avoir une vision moderne. La pièce de « L’oiseau vert » est universelle ; il y a de nombreux spectateurs de la pièce, en effet, qui ne connaissent pas du tout Gozzi, ni l’époque et qui pensent que la pièce a été écrite au XXème siècle. Bien sûr, c’est la multiplicité de la forme qui en fait une oeuvre très moderne, et l’humour aussi. C’est une pièce extrêmement drôle, très caustique et très méchante. Elle porte une vision marquée de l’humanité : si l’histoire est une sorte de mélodrame fantastique, c’est aussi un constat terrible et méchant sur la bêtise humaine, et tous les défauts humains de façon générale d’ailleurs.
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Ce qui fait aussi le génie d’une pièce pareille, selon vous, c’est le fait que se heurtent la trivialité de personnages issus de la commedia dell’arte et ce côté féérique?
La commedia dell’arte, pour moi, c’est la trivialité et, en même temps, l’humour et la force de la vérité. La commedia dell’arte a quelque chose de très brut, au niveau du style et du jeu, une adresse au public unique en son genre. Les personnages de la commedia dell’arte jouent avec leurs partenaires , bien sûr, mais il y a toujours un troisième partenaire qui est le public. C’est quelque chose qui ne se fabrique qu’en présence du public…donc, même si l’on n’improvise plus, il y a quand même dans l’énergie du jeu, quelque chose de cet ordre-là…et tout ça est mêlé à la fable philosophique et à la féérie, tout ce que ça a de plus merveilleux, de naïf, de léger.
Pour créer la féérie, comment vous y êtes-vous pris?
C’est un peu comme la commedia dell’arte, non seulement, aujourd’hui, on ne peut plus utiliser la machinerie de théâtre comme on l’utilisait au XVIIIème siècle évidemment, mais en outre, je n’avais pas envie d’utiliser des moyens techniques trop sophistiqués. Je ne voulais pas utiliser de la vidéo par exemple. Oui, il y a une grosse scénographie et un décor qui, pour moi, est un outil à rêver et l’on utilise quand même la machinerie du théâtre avec les cintres, les dessous mais d’une manière un peu transposée…L’image est une image plutôt moderne, même si elle touche à la féérie. Je voulais utiliser des moyens simples, légers pour évoquer les choses sans forcément tout montrer. Il y a toujours une part de mystère dans la féérie. Et, en même temps, rendre hommage quand même à ce théâtre d’images qu’on fabriquait au XVIIIème grâce à des savantes machines de théâtre. Pour résumer? on se sert de moyens féériques pour raconter l’ histoire mais on ne fait pas du tout de reconstitution historique.
En tant que co-directeur depuis 2008 du TNT de Toulouse, quels sont les grands principes qui régissent vos choix de programmation?
Depuis que nous sommes à Toulouse, nous avons, à la fois pour les créations, les coproductions et les accueils ,l’ouverture la plus large possible. On travaille pour un public de plus en plus nombreux, on navigue entre le répertoire classique et le contemporain, sur des choses qui nous plaisent et qui nous intéressent . C’est l’idée d’un théâtre de plaisir. Oui, le théâtre, pour Agathe et moi, c’est avant tout du plaisir. C’est, bien sûr, aussi de la réflexion et le fait d’être au service des oeuvres mais avant tout nous sommes des passeurs…et nous voulons que notre public ressente du plaisir. ( la programmation du théâtre ICI)
L'Oiseau vert
Une fable philosophique de Carlo Gozzi
Traduction : Agathe Mélinand
Mise en scène, décors et costumes : Laurent Pelly
Avec :
Pierre Aussedat, Brighella
Georges Bigot, Truffaldin
Alexandra Castellon, Pompea
Thomas Condemine, Renzo
Emmanuel Daumas, Tartaglia
Nanou Garcia, Smeraldine
Eddy Letexier, Pantalone
Régis Lux, Calmon
Mounir Margoum, L’Oiseau vert
Marilú Marini, Tartagliona
Jeanne Piponnier, Barbarina
Fabienne Rocaboy, Ninetta
Lumières : Michel Le Borgne
Son : Joan Cambon, Géraldine Belin
Maquillages et coiffures : Suzanne Pisteur
/ Accessoires : Jean-Pierre Belin
Assistante à la mise en scène : Sabrina Ahmed
Collaboration à la scénographie : Camille Dugas
Direction technique : Jean-Marc Boudry
Réalisation des costumes : Ateliers du TNT
Sous la direction de Nathalie Trouvé
Réalisation des décors : Ateliers du TNT
Sous la direction de Claude Gaillard
Photo : Polo Garat-Odessa
Crédit-photo: Portrait ( Myriam Muratet) / Spectacle ( ©Polo Garat)
Dates des représentations:
En juin 2015 au Printemps des Comédiens ( Montpellier)
- Du 15 au 19 novembre 2016 au Théâtre National de Toulouse
- Les 20 et 21 janvier 2017 au Théâtre de l'Archipel ( Perpignan)
Nouvelles dates à suivre...
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