Sentiments connus, visages mêlés : l'absurde élégance des adieux de la troupe d'élite de la Volksbühne
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ " Sentiments connus, visages mêlés", ce sont les retrouvailles, vingt-trois ans après leur première rencontre, entre les Suisses de la Volksbühne et leurs collègues de la Rosa-Luwemburg-Platz. Réflexion sur le temps qui passe, sur l'identité de l'être et ses interrogations existentielles, sur la nature propre du comédien, cette pièce surprenante a l'audace de feindre d'exposer des "vieilleries" à l'odeur âcre de naphtaline supposée, d'inventer une scénographie de musée qui pourrait avoir des relents soporifiques marqués pour réussir, au final, le tour de force de conjuguer la capacité à faire rire de bon cœur le public et à rendre un hommage émouvant à une époque qui prend congé, tant la poésie mêlée à l'incongruité des situations et des personnages opère. Alternant des scènes d'un comique absurde à des minutes de chants lyriques empreints de mélancolie - mais n'omettant pas quelques touches d'humour délicieuses - cet hommage a, en effet, les qualités de tous les adieux réussis: la pudeur, la modestie et la tendresse. À petits pas, l'émotion des heures sacrées du plateau s'invitent en souvenirs; les tenues se parent petit à petit d'une poignante élégance et les phrases s'invitent par bribes, aussi décousues qu'essentielles. Bonheur simple de voir déambuler des silhouettes, ombres de personnages, fantômes de frissons passés, jolies couleurs qui tranchent sur l'écru des murs.
Dans une salle cathédrale, quatre pianos servent de seul décor auxquels un gardien ajoute au fur et à mesure des statues qui prennent vie, personnages un rien cinglés tout droit sortis d'une époque désuète. Peu disciplinés, ces derniers s'extirpent de leurs emballages ( cartons, placards..), se dissipent en contorsion d'orteil, entonnent des refrains connus...et font vibrer de leur présence la poésie émouvante du temps que l'on ne retrouvera plus.
De cette pièce reste en mémoire des fulgurances : le biscuit chinois, le fou-rire de la vieille Frau, le pianiste à la Woody Allen, la gamelle du chien et son contenu consommé par les interprètes, " En cas de doute, prends la bonne décision", " Nous sommes jeunes et c'était beau", l'adieu d'une Reine, une saucisse de Francfort qui sort d'un piano, une chanson en version sourdine, des chaises sur lesquelles sont brodés des noms, " J'ai envie de nous deux et moi", l'orchestre de chambre aux instruments de fortune ou encore... juste des paires de chaussures les unes à côté des autres.
Dire adieu, c'est réussir à exprimer la singularité de ceux à qui l'on rend hommage. C'est aussi ne pas nier que " l'on nous oubliera, c'est notre sort, on n'y changera rien" mais que, dans le présent , " l'espoir brille de son éclat de rose" et que cette célébration, ne se figeant pas le marbre, mais ayant le caractère éthéré des songes, laissera l'universelle parole de ceux qui s'en vont : " Encore un petit morceau, ça me ferait plaisir."
Éclater de rire. Entonner un refrain. Être au pied du mur. Sortir son costume de gala. Faire partie des meubles. Une dernière danse. Comme si s'étaient déposées sur le plateau des expressions pour prendre congé. Avec rien de trop. Ou tout de pas assez. Mais...n'est-ce pas dans les manques et les non-dits, entre deux étages d'un ascenseur capricieux, que le spectateur s'invite et comble le théâtre de l'impatience de ses désirs ?
Sentiments connus, visages mêlés
Avec : Hildegard Alex, Tora Augestad, Marc Bodnar, Magne Havard Brekke, Raphael Clamer, Bendix Dethleffsen, Altea Garrido, Olivia Grigolli, Irm Hermann, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger, Sophie Rois et Ulrich Voß
Mise en scène : Christoph Marthaler
Décors et Costumes : Anna Viebrock
Lumière : Johannes Zotz
Son : Klaus Dobbrick
Dramaturgie : Stefanie Carp, Malte Ubenauf
Crédit-Photo : Walter Mair
Les 30 juin et 1er juillet 2017 au Festival Printemps des Comédiens ( 34)