« Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949- 2015 » : hommage au peintre de l’abstraction
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / On le présente maître des couleurs et des sensations. On le dit peintre au cœur de l’abstraction, ou encore génie de la couleur. Lui, il confiait simplement : « Je dessine la forme, c’est tout ». Ces temps-ci et jusqu’à la fin de cet été, Ellsworth Kelly est honoré par la Fondation Louis Vuitton, en lisière du Bois de Boulogne dans l’ouest parisien. L’événement, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’artiste, est d’importance puisque qu’avec « Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949- 2015 », est présentée la plus grande rétrospective qui lui ait été consacrée depuis près de trois décennies. Dans l’avant-propos du catalogue, il est précisé que « l’exposition réunit un éventail d’œuvres majeures- peintures, sculptures, dessins, collages, photographies…- qui couvrent l’ensemble de sa carrière et de sa pratique multiforme, et dont beaucoup se trouvent réunies pour la première fois ».
Icône de l’abstraction, Ellswoth Kelly est né le 31 mai 1923 à Newburgh (dans l'État de New York) puis a grandi, avec ses parents (père militaire puis agent d’assurances, et mère enseignante) près d’Oradell (New Jersey). Il a une dizaine d’années quand ses enseignants relèvent ses talents de dessinateur- à la même époque, il suit des cours de théâtre et visite le Metropolitan Museum of Art de New York. A 18 ans, il file vivre à Brooklyn, s’inscrit au Pratt Institute pour y étudier les arts appliqués- l’année suivante, il est appelé par l’US Army. Il se retrouve dans le bataillon 603, spécialité camouflage. A 21 ans, il rejoint la « Ghost Army », une unité chargée de mettre des leurres à destination de l’ennemi. Dix jours après le D-Day (6 juin 1944), il est du débarquement en Normandie. Ce sera ensuite l’Angleterre, la France (stationné à Saint-Germain-en-Laye, il visite pour la première fois Paris), la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne, des pays, lieux et villes qu’il consigne en dessin dans ses carnets… La Deuxième Guerre mondiale finie, il rentre aux Etats-Unis, s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Boston (School of the Museum of Fine Arts), suit l’enseignement du peintre expressionniste d’origine allemande Karl Zerbe (1903- 1972) et les leçons de dessin de Ture Bengtz (1907- 1973), se passionne pour les arts roman et byzantin et lors d’une conférence, il écoute le critique britannique Herbert Read annonçant la fin de la peinture chevalet et l’indispensable collaboration entre artistes et architectes. A 25 ans, il revient à Paris, s’inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts et oriente son œuvre naissante vers l’abstraction. C’est aussi dans la capitale française qu’il rencontre le compositeur, poète et plasticien américain John Cage (1912- 1992), c’est là aussi qu’il admire la collection de Gertrude Stein (1874- 1948) et signe en 1949 « Window Museum of Modern Art, Paris », son premier tableau composé de deux toiles. Plus tard, il expliquera : « En 1949, j’ai abandonné la peinture figurative et entrepris des œuvres qui étaient orientées vers l’objet, se souvenait-il vingt ans plus tard. Au lieu de créer une peinture interprétant une chose vue, ou une peinture d’invention, je trouvais un objet et je le ‘’présentais’’ en lui-même, seul ». A Paris, il fréquente Jean Arp, Georges Vantongerloo, Alberto Magnelli, Francis Picabia, Constantin Brancusi et aussi Alexander Calder…
En 1954, il a alors 31 ans, il est revenu à New York et s’est installé dans un atelier au 109 Broad Street. Sur le conseil de John Cage, il rencontre le plasticien Robert Rauschenberg (1925- 2008) et dans sa peinture, apparaissent des formes courbes. Très vite, il expose au MoMA (Museum of Modern Art) à New York, à la galerie Maeght à Paris, à la Fergus Gallery à Los Angeles… Ellsworth Kelly signe également ses premières sculptures (dont « White over Blue », une sculpture de plus de huit mètres de haut lors de l’Exposition universelle en 1967), on le croise avec Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Frank Stella, Larry Poons,.. et en 1965, il présente sa première exposition monographique chez Sidney Janis à New York où le MoMA lui consacrera une première rétrospective en 1973. On lui commande des réalisations pour des bâtiments à Barcelone, Berlin, Saint-Louis (Etats-Unis)… et à la Fondation Louis Vuitton à Paris, imaginée et dessinée par l’architecte américain Frank Gehry.
Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton et commissaire générale de la présente exposition, Suzanne Pagé raconte la collaboration de la Fondation et d’Ellsworth Kelly : « L’Auditorium imposait une solution toute particulière exigée d’abord par l’acoustique du lieu et sa volumétrie où jouent de multiples décrochages et points de vue auxquels s’ajoutent, à travers les verrières, l’ouverture sur l’extérieur, l’eau en cascade et un ciel toujours variable. En plein accord, Frank Gehry et moi-même avons proposé le nom d’Ellsworth Kelly, dont l’abstraction « fluide » très personnelle avait su définitivement s’imposer. Kelly, ayant toujours « eu envie de travailler dans un espace où il puisse disposer les couleurs à sa guise », a immédiatement répondu avec enthousiasme et allait pleinement s’y investir, (…) Cette commande, la plus ambitieuse de l’artiste en France et en Europe, nécessitait une réflexion et une implication inédites. Elle devait concilier le respect d’une acoustique très pointue et s’accorder avec les données de l’architecture aux accents baroques et puissamment lyrique propre à Gehry. Kelly fera alors le choix du contrepoint… »
Dès l’entrée dans le bâtiment conçu et dessiné par Frank Gehry, on est immédiatement plongé dans l’univers d’Ellsworth Kelly. La rétrospective organisée pour le centenaire de la naissance de l’artiste (et aussi pour le dixième anniversaire du bâtiment de la Fondation Louis Vuitton) est exceptionnelle par le nombre d’œuvres réunies- plus de 100 ! Dans l’Auditorium, on ne manque pas d’admirer « Spectrum VIII », le fameux Rideau de scène réalisé en 2014 (acrylique sur toile, douze panneaux joints 635 × 584,2 cm). Précision de Suzanne Pagé, « deux éléments conçus comme un tout où se joue le trio propre à l’artiste : formes- espace- couleurs. Œuvre d’art totale, elle a été conçue après une visite de Kelly sur place en compagnie de Frank Gehry alors que l’Auditorium était en finition ». Et d’ajouter : « Dans une littéralité caractéristique, des panneaux géométriques épurés aux couleurs éclatantes sont distribués dans l’espace, telles des notes de musique, le faisant sonner au plus juste, tandis que le rideau de scène, avec sa gamme arc-en-ciel « réveillant le regard », en fédère les potentialités ».
Suite de la visite de l’expo qui suit au plus près la chronologie de l’artiste. Ainsi, galeries 1 et 2, est évoqué le séjour d’Ellsworth Kelly en France dans l’après-guerre puis son retour aux Etats-Unis. A l’époque, il explore le réel pour développer l’expressionnisme abstrait avec une peinture géométrique et singulière, du moins en apparence, à l’exemple de « Yellow Curve », acrylique sur toile sur bois réalisé en 1990 et dépassant les limites de la toile (777 x 742 x 2,5 cm)- cette fois, la peinture n’est plus au mur mais au sol, « ainsi, il démultiplie la sensation provoquée par sa forme et sa couleur », commente un connaisseur de l’œuvre de Kelly. Dans la galerie 3, sont rassemblés des documents rappelant des projets architecturaux, alors que dans la galerie 4, sont présentés ses travaux les plus récents (parmi lesquels « Red Curve in Relief » ou « Blue Curves ») et également des dessins, des collages et des photographies- « La photographie est pour moi une façon de voir les choses sous un autre angle. J’aime l’idée de jouer entre les deux et les trois dimensions. Mes photographies sont simplement des enregistrements de ma vision, de la manière dont je vois les choses », confiait l’artiste qui avouait avoir été influencé par Henri Matisse (et « L’Atelier rouge » exposé ces temps-ci à la Fondation Louis Vuitton), Pablo Picasso, Jean Arp et Paul Cézanne. Il disait aussi : « L’association d’une courbe et d’un coloris intense crée une forme de volupté inattendue »…
Avant de mourir le 27 décembre 2015 à Spencertown (Etat de New York), maître ultime et icône de l’abstraction, explorateur insatiable de la relation entre la forme, la couleur, la ligne et l’espace, Ellsworth Kelly s’est laissé aller à une ultime confidence : « Toute ma vie, mon but a été d’arriver au ravissement de la vision »…
Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949- 2015
Fondation Louis-Vuitton, 8 av. du Mahatma Gandhi, 75 016 Paris
01 40 69 96 00. http://www.fondationlouisvuitton.fr
Tarifs : 16 € (plein tarif) ; 10 € (-26 ans / étudiants et enseignants) ; 5 € (-18 ans / artistes / demandeurs d'emplois) ; gratuit (-3 ans / personne en situation de handicap- avec un accompagnateur). 32 €(tarif famille : 1 à 2 adultes et jusqu'à 4 enfants de moins de 18 ans)
Horaires : 10h- 20h, mardi- dimanche ; 11h- 20h, lundi.
Jusqu’au 9 septembre 2024.
photo 1: Ensemble d'oeuvres accrochées dans l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton (Photo Marc Domage)
photo 2: Vue de l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton avec le rideau de scène d'Ellsworth Kelly (Photo Marc Domage)
photo 4: Ellsworth Kelly, "Red Curve in Relief", 2009 (Photo Louis Bourjac)
photo 6: : Ellsworth Kelly, "Yellow Curve", 1990 (Photo Ron Amstutz / Glenstone Museum, Potomac, Maryland / Fondation Louis Vuitton)