Marc Lahore et The Open : "Je suis intimement persuadé que nous bâtissons nos vies autour de fictions quotidiennes"
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ L'enfance de Marc Lahore a été imprégnée des septième et neuvième arts. Plus tard, à l'université, il suit un parcours d'angliciste, se passionne pour Chaucer et Shakespeare, en même temps qu'il commence à "bidouiller" en tant que projectionniste bénévole et monteur audiovisuel. Détenteur du Capes, il l'abandonne pourtant très vite pour s'adonner à ses premières amours et s'attaquer au court-métrage. Entre 2013 et 2015, il monte des oeuvre fort singulières aux univers variés dont un polar SDF (Pirates), une mini-série historique (Lune Rousse), un film de Boxe ( KAMI) ainsi qu'une comédie subversive(DO).
"The Open" est son premier long-métrage ; il l'a écrit, produit aux côtés de Cyril Cadars, réalisé et monté (avec Benjamin Minet). Un film au micro-budget "tourné à 9" seulement, à l'écriture aussi déroutante qu'originale. Un tournoi de tennis grandeur nature délicieusement improbable dans un monde post-apocalyptique vagissant. Tout à la fois drôle, poétique, métaphysique, absurde, ce film brillant "joue avec les couloirs" pour nous inviter à réfléchir sur notre propre essence. Y est dépeinte de manière aussi barrée que jubilatoire la quête sportive - aussi absolue que désespérée - d'êtres en errance dans un monde hostile. Comment résistent-ils à la folie qui les guette? Par une maîtrise de soi retrouvée par le sport. Trouver un dérivatif pour penser à autre chose. Inventer un truchement pour rester libre. Un manifeste pour l'absurdité diablement sensé. Dans ce long-métrage - dont on applaudit le montage et la photographie superbes - les trois comédiens font preuve d'une belle énergie intestine et d'un jeu d'une sincérité désarmante. Le scénario, enfin, est tout bonnement génial tant il réussit à infuser une étonnante tension qui ne retombe avec intelligence qu'à la fin de ce match cinématographique qui multiplie les aces.
Plus que ravie donc d'avoir l'opportunité de bavarder avec Marc Lahore aux réponses aussi pertinentes, techniques et espiègles que son film!
The Open est un film atypique -c'est le moins qu'on puisse en dire et c'est aussi un énorme compliment car l'on perçoit une vraie et personnelle "patte cinématographique"-, alors on s'interroge d'abord, et tout simplement, sur la genèse d'un tel long-métrage...
Tout provient à la base, aussi peu sexy que cela puisse paraître, de mon manque d’argent : pas d’argent, donc peu de troupes (troupes réduites qui, je le note ici avec fierté, ont cependant toutes été dûment payées pour leur travail), ainsi que peu de temps de tournage. Une fois ce dur constat accepté, ne me restait plus qu’à écrire –écrire, en l’occurrence, un film qui, contrairement à la quasi-totalité des films sans budget, souvent chiches en termes d’ambitions technique et plastique, n’aurait jamais l’air fauché. D’où l’idée de perdre mes persos au sein de décors dantesques, notamment. Ou de les faire courir ; le vrai, le bon cinéma n’ayant à mes yeux d’intérêt que dès lors qu’il y a mouvement… Pour synthétiser, je dirais donc « pas d’argent, pas de temps, peu de troupes, de nettes ambitions esthétiques et techniques cependant, et une marge de manœuvre totale quant aux formes et sujets abordés ». Le film m’est donc très probablement bien plus personnel, voire intime, qu’il ne l’aurait été s’il avait coûté, mettons, 1 ou 2 millions…
Êtes-vous un inconditionnel de tennis ou pas du tout et l'ancrage de cette fiction "post-apocalyptique" dans cet univers-là est-il simplement en lien avec les thématiques qui vous intéressaient?
Réponse 2, mon colonel. Je ne connaissais virtuellement rien au tennis lorsque je me suis engagé sur ce projet. Ayant décidé d’écrire un film « sur » le tennis du fait de l’évident (et étrangement sous-exploité) potentiel cinématographique de ce sport spécifique, je me suis forcé à travailler à l’américaine, en multipliant les sources de documentation –et d’expérimentation : articles, interviews, livres (dont l’excellent « Open » d’André Agassi), films, énormément de matches… et pratique (catastrophique) du tennis, tout y est passé. Résultat ? Je suis aujourd’hui devenu un authentique fan de la petite balle jaune.
Un mot d'abord sur les trois acteurs - qui sont excellents- : Comment s'est fait le casting? Que cherchiez-vous pour André, Ralph et Stéphanie que concrétisent selon vous James Northcote, Maia Levasseur-Costil et Pierre Benoist?
Alors bon, Maia et Pierre, je les connaissais déjà , et avais préalablement travaillé avec eux ; James, pour sa part, s’est révélé un petit miracle, catapulté dans mes pattes par une amie suite à un email paniqué –« cherche acteur anglophone de toute urgence » ! Donc, ma foi, autant j’avais déjà une idée très précise de ce que projetaient Maia et Pierre face à une caméra, autant j’ai dû m’en remettre à mon instinct en ce qui concernait James (à mon instinct et à une longue session de rencontre sur Skype, tout de même…) ; et bingo, tous trois se sont avérés parfaits dans leurs rôles respectifs. Je ne les remercierai d’ailleurs jamais assez pour le taf, proprement dément, qu’ils ont abattu.
Quant à ce que je recherchais exactement, hé bien… Je dirais, voyons-- que j’ai cherché à développer l’aspect Walkyrie de Maia ; une athlète à la beauté froide, dure, qui se dévoile pourtant sensible et réservée ; l’aspect massif et directement, disons, viril, très Marlonbrandien, de Pierre ; et le côté chien-fou-qui-se-calme de James –son personnage de Ralph se devant de couvrir une palette d’émotions et intentions plus large, du fait même du script et de son statut (théorique) de « miroir du spectateur ».
(Notons au passage pour les tennisophiles que les grands traits de caractère de Stéphanie renvoient, évidemment, à ceux de Steffi Graf ; ceux d’André à Agassi [quoiqu’André soit ici père et non pas mari] ; et ceux de Ralph, à « Rafa »…)
C'est un film aussi absurde que plein de sens, aussi drôle que grave : sont-ce un peu les qualités que vous donneriez à votre film idéal? Et c'est quoi la définition de votre film idéal d'ailleurs?
Houla, difficile, ça. Mes films préférés –de tête, Blade Runner, Le Bon, la Brute et le Truand ou Le Château de l’Araignée, pour ce qui est des chefs d’œuvres, ou encore Chevalier et Strange Days pour ce qui est de ceux qui me ressemblent le plus…– ont tous en commun un certain goût du voyage, de l’action, du mouvement perpétuel (ou figé, mais mouvement cependant), de la composition chiadée et du découpage virtuose. Tous bénéficient en outre de scripts dingues, « à couches » –toute la beauté de l’art populaire, au sens noble du terme, à mes yeux : chacun doit pouvoir trouver à s’y nourrir.
Quelles ont été vos sources d'inspiration? Des récits littéraires? Poétiques? D'autres films? Des matches célèbres?
Alors, pour ce qui est du tennis, qui reste quand même la base narrative et graphique de mon film, quand bien même je reste persuadé que mon film parle bien plus de fiction que de tennis, je dirais que j’ai pêché mes influences au sein des nombreux (nooombreux) westerns que j’ai pu zyeuter depuis mon enfance. Parce que, hé oui, roulement de tambours, le tennis, c’est du western ! A savoir deux adversaires qui se battent en duel, face à face, à s’envoyer –littéralement– des balles. (Et le tennis, c’est du cinéma, d’ailleurs : un sport se déroulant dans un rectangle peu ou prou 16/9e, où se déroule l’action, et dont les points se comptent en fonction du hors-champ…)
Quant au côté post-apo de The Open, bah, sans grande surprise, je ne peux que citer Mad Max (The Open voyant Mad Max laver son linge, se nourrir ou monter sa tente) et The Road –très bon film… et chef d’œuvre littéraire (je pèse mes mots). Au passage, hein –je parlais mouvement et scripts virtuoses–, le tout dernier Mad Max m’a collé au plafond tant il est brillantissime.
(Enfin, tant qu’à causer références, je me permets une courte note sur la musique de mon film, signée dDamage et partiellement inspirée par le score, absolument grandiose, de Neil Young sur Dead Man…)
[Attention spoilers !] Ralph est une sorte de faire-valoir de Stéphanie dont le rôle s'affirme au fur et à mesure de l'histoire... finissant par prendre la place vacante d'André. Ralph est touchant et sensible, Stéphanie est d'une grande froideur. Deux personnages contrastés qui vont être amenés à s'apprivoiser... Le secret de toute bonne romance qui se respecte, non? (On charrie... Mais quand même...)
Mais a-bso-lu-ment ! Tu as parfaitement résumé la chose.
Le scénario a-t-il évolué durant le tournage? Avez-vous senti que les personnages vous échappaient un peu par l'intermédiaire des comédiens? Qu'ils évoluaient? Une anecdote à raconter?
Le script n’a pour ainsi dire pas bougé, pour deux raisons majeures : l’absence de temps, d’une part, et la précision de chaque séquence, d’autre part –le script de ce film très peu bavard ne tenant qu’à l’enchaînement de séquences toutes interdépendantes ; il fallait notamment garder en tête un « triple déroulé » nécessaire à la cohérence de la bête : le « film de sport » devait se voir mené à terme, le « film de guerre » itou, et surtout, les rapports fluctuants entre les trois membres de mon trio devaient rester justes, et crédibles, à tout moment, histoire entre autres de justifier ce final tout en bruit et en fureur…
Une séquence cependant s’est vue modifiée de fond en comble, et ce juste avant de se voir tournée, Maia et James ayant convenu, d’un commun accord, d’échanger les répliques et actions de leurs personnages respectifs afin d’éviter toute caractérisation facile –et passablement sexiste, à les écouter ! Je leur ai fait confiance (d’autant que je me sentais très vexé par ladite accusation de sexisme, m’estimant féministe), et… et de fait, la séquence est bien meilleure que je ne l’avais envisagée à l’origine !
La qualité des images époustoufle encore davantage quand on sait que vous n'étiez que très peu à les confectionner. Alors quel est votre secret?
Hahaha, merci ! Mon secret ? Dix ans passés à multiplier les tournages fauchés, à courir à droite-à gauche en improvisant en fonction des décors, délais et obstacles alentour ; des dizaines de courts, de films institutionnels, de coups de main sur les tournages de potes, bref, une vraie habitude du cinéma-guérilla, doublée d’un solide background technique et plastique. D’où mes conseils aux néo-cinéastes qui, souvent, veulent se lancer d’entrée de jeu dans le long : plutôt que de réaliser un premier film médiocre ou anecdotique, autant s’essayer à dix courts à la qualité ascendante…
Les paysages sont superbes. La nature est aussi rigoureuse et exigeante de par son climat que génératrice d'apaisement et libératrice. Est-ce ainsi que vous vouliez que le spectateur la perçoive?
Là encore, tu as tout juste ! Je rajouterai à cela –mais tout ça participe du même mouvement, hein– que les Highlands me plaisent particulièrement du fait de leur qualité romantique, au sens 19e siècle du terme : les rocs noirs se jetant dans la mer en furie sous un ciel tout en nuages menaçants, tu vois le genre, quoi…
Les séquences de matches (en bord d'océan etc...) feraient fantasmer tout tennisman... Avez-vous eu des retours en ce sens des gens du métier?
Oui, certes ! Et pour tout dire, je flippais vraiment ma race en attendant la réaction des tennismen de métier… Je n’aurais pourtant pas dû, semble-t-il au final, lesdits tennismen adorant le film ! Qu’il s’agisse de praticiens, de profs ou d’experts, tous voient dans le film, et ce à raison, une ode au tennis. Et tous félicitent les acteurs, le consensus étant le suivant : « James a quelques problèmes de course et Maia de service, mais même si Federer voit le film, il appréciera le taf fourni ; les deux acteurs vont aussi loin que de non-professionnels pouvaient le faire »… (Notons qu’un ami tennisman, Adrien, m’a assisté sur le montage final des séquences tennistiques… et qu’il m’a déclaré, ravi, après un premier visionnage : « Tu nous venges [nous, les tennismen] de ce navet de Wimbledon ! » Ce qui m’a bien évidemment plu –et ce quoique j’apprécie ledit Wimbledon…)
Ce film peut-il se lire seulement comme une métaphore du combat que doit mener un sportif? Le cadre post-apocalyptique est-il simplement anecdotique et source de rebondissements narratifs inspirants... ou vouliez-vous que l'on perçoive également dans "The Open" un portrait de l'humain en perte de repères, une vision inquiète d'un monde qui oublie la vraie définition d'un combat ?
Houuu, il me faudrait des plombes pour répondre à ça… Hum. Mais pour faire court, je dirais –comme je l’ai d’ailleurs fait précédemment– que The Open n’est pas, à mes yeux, tant un film sur le tennis qu’un film sur la fiction (la fiction en général et, disons, le cinéma en particulier) et la nécessité que nous avons, nous autres humains, de nous raconter des histoires. Que l’on raconte ces histoires aux autres ou à soi-même. Je suis profondément, intimement persuadé que nous bâtissons nos vies autour de fictions quotidiennes. Appelle ça « Dieu », « Amour », « Justice », peu importe : pour citer Valéry, nous ne tenons que du fait de, et grâce à , « ce qui n’existe pas ». Ce qui s’avère totalement humain et, selon moi, extrêmement beau. Et sain, avec ça. Ce pourrait être une bonne définition de l’Art, d’ailleurs. Bref. A mes yeux, sans histoires, sans fiction, sans espoir dans un lendemain, quel que celui-ci puisse être-- hé bien, l’on meurt.
Car finalement ce film nous invite à réfléchir sur la nature et l'importance des combats que nous menons, non? Peu importe l'objectif et les possibilités de sa réalisation, ce qui compte c'est le chemin parcouru et les efforts que nous fournissons?
Absolument (à nouveau). Mon père m’a dit à ce propos, en sortant de la salle que, dans ce cas précis, « il semble que la croyance vaille mieux que le crédo » ; ce qui revient à ton histoire de chemin parcouru –le classique mais très juste « le voyage vaut (souvent) au moins autant que la destination ». Et oui, en effet, il faut choisir ses croyances –et c’est un athée qui parle, hein. Choisir ses croyances, sa foi, ses valeurs, bref, son crédo ; ses combats. Et tâcher de s’y tenir autant que possible. On ne fait jamais que jouer avec des balles invisibles, qui n’en sont pas moins réelles tant que l’on croit en elles.
Enfin, lors de l'avant-première au festival Les Oeillades, vous avez expliqué que votre film rencontrait un vif succès dans les festivals étrangers. Comment l'expliquez-vous? Ou mieux, comment est reçu ce film à l'étranger?
Alors en effet, le film triomphe à l’étranger, et galère à se faire une place en France. Pourquoi ? Alors là , hein… Sans doute parce qu’il traite de l’humanité dans son ensemble, et brasse des thématiques, ainsi qu’une iconographie, universelles –rien de typiquement parisien dans The Open, rien de « géo » ou « socio-localisé », si tu vois ce que je veux dire. Il s’agit d’un film dont la simplicité des enjeux, la linéarité de la narration et le sens de l’épure ouvrent à une compréhension populaire et universelle, je dirais… Hum, ça fait un peu péteux, dit comme ça, mais pourtant, c’est là que doit se trouver ta réponse. (Note d’ailleurs que là encore, le dernier Mad Max répond à deux de ces critères, « simplicité de l’enjeu et linéarité de la narration ». Comme quoi je ne fais que suivre mes maîtres, en fait.) Et ensuite, quoique ce soit triste à dire, hé bien… Je pense que la France galère à accepter les films véritablement différents. Tout ici s’organise en chapelles ; alors essaie de faire un film effectuant le grand écart entre film d’auteur (pas social-naturaliste, qui plus est) et film de genre… et, ma foi, bon courage à toi pour le vendre ! Alors que les Coréens, plus rompus à l’expérimentation narrative et aux changements constants de tonalité, adoreront la bête, eux.
The Open
Durée :1h44 minutes
Date de sortie initiale : 14 novembre 2015
Réalisateur : Marc Lahore
Scénario : Marc Lahore
Acteurs : James Northcote, Maia Levasseur-Costil, Pierre Benoist
Directeurs musicaux : Jean-Baptiste Hanak, Frédéric Hanak
Producteurs : Marc Lahore, Alexandre Langlais
Montage : Benjamin Minet, Marc Lahore
Dates des projections:
- Découvert au Festival Les Oeillades en novembre 2016 à Albi
- Le 2 décembre 2016 à 18h15 au Cinéma Etoile des Lilas à Paris ( Festival Cinemabrut).
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