Par Sylvie Gagnère - Lagrandeparade.com/ 1793. Jean Verdier, jeune lieutenant de la République, est envoyé sur la côte bretonne pour arrêter un noble Justinien de Salers, qui se cache dans l’antique forteresse de sa famille. Tandis que la troupe tente de s’approcher du donjon en ruine, un coup de feu claque, une voix ordonne à Jean d’entrer, seul. À l’intérieur, le vieillard propose un marché à Jean : il le suivra lorsqu’il lui aura raconté son histoire. Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt, celle d'une lutte sans merci pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Justinien commence son récit de l’autre côté de l’océan, vers l’Acadie et la Nouvelle-France. Renié par son père, ruiné, il écume les tavernes et se saoule copieusement. Jusqu’au jour où un riche commerçant en fourrures l’engage pour partir sur les traces d’une expédition scientifique dont on est sans nouvelles, mis à part un adolescent retrouvé par hasard, devenu mutique, Gabriel. Ils seront accompagnés par Veneur, un botaniste à la sinistre réputation et Marie, une sang-mêlé aux incontestables talents de chasseuse et de combattante. Pris dans une violente tempête, leur navire fait naufrage. La poignée de survivants est confrontée à l’hostilité de cette terre inhospitalière. Avec eux ont survécu Jonas le gabier, un soldat anglais, Éphraïm, un pasteur rigoriste et sa fille Penny. Épuisés, affamés, frigorifiés, ils tentent de rejoindre les rares habitants de l’île.
Mais, les uns après les autres, ils sont tués, avec une violence et une sauvagerie remarquables. La méfiance naît dans le petit groupe…

Estelle Faye se livre à un vrai jeu de massacre dans ce roman, où le lecteur s’enfonce dans un milieu terriblement hostile, pris en étau par une atmosphère glauque à souhait. Au fil des pages, le malaise s’installe, et la peur grandit. La mort est arbitraire, l’injustice règne, chacun semble chercher la vengeance, ou ce qu’il appelle justice. Aucun de ces personnages ne provoque d’empathie, et malgré tout, ils s’avèrent attachants. La nature farouche, les éléments déchaînés sont des protagonistes à part entière du récit et l’autrice excelle à nous faire ressentir le froid, la faim, la peur, les étendues sauvages, les paysages hostiles … Elle entretient le mystère sur la cause des morts, surnaturelles ou causées par la bestialité humaine ? Le titre du roman nous a mis sur la voie, et le Widjigo (créature mythique du peuple algonquin) fera son apparition, tandis que petit à petit, nous découvrons les secrets que cache chacun des personnages de ce drame. Les légendes des différents mondes se répondent et se mêlent, entre Mort et Ankou, cité d’Ys et Atlantide, Démon et Widjigo.

L’écriture est déroutante au départ, mais s’approfondit pour devenir envoûtante et dérangeante, avec son rythme lent et violent à la fois, son atmosphère angoissante et étouffante.

Roman fantastique, roman d’océan et de froidure, roman de révolte et de luttes contre l’injustice, Widjigo est tout ceci à la fois. Au cÅ“ur de l’histoire, la culpabilité, les mensonges, la vengeance, la soif de justice qui fait écho à celle qui habite Jean, le jeune lieutenant de la République. L’autrice dénonce avec force les iniquités des puissants, nobles ou religieux, qui s’en prennent aux plus faibles : femme, enfant, pauvre, prétendue sorcière, indigènes… La révélation finale arrive comme un coup de poing, qui clôt un récit magistral et violent, malgré tout empreint d’humanité.

Widjigo
Autrice : Estelle Faye
Éditions : Albin Michel Imaginaire
Couverture : Aurélien Police
Parution : 29 septembre 2021
Prix : 18,90 €