« Un ballet de lépreux » de Leonard Cohen : le roman de l’amour et de la mélancolie
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Longtemps, « The Favorite Game » (en VF, « Jeux de dames ») paru en 1963 fut tenu pour le premier roman de Leonard Cohen.
Également poète et chanteur canadien, pourtant, un jour il glissa dans une conversation que, dans les années 1950, il avait écrit un roman que les éditeurs refusèrent. Et il regrettait : « Mon vrai premier roman était probablement meilleur que celui qu’on considère comme mon premier roman »… Aujourd’hui, on peut enfin juger sur pièces les propos de Leonard Cohen- conclusion : il n’avait pas tort. Auteur d’une œuvre importante, tant en poésie, en chansons (dont « Suzanne », « So Long, Marianne » ou encore « Dance Me to the End of Love ») qu’en romans (parmi lesquels « Les Perdants magnifiques »- 1966, VF 1973, et « Le Livre de la miséricorde »- 1984, VF 1985), Leonard Cohen (1934- 2016) avait fait fort avec ce premier essai en littérature. Dans « Un Ballet de lépreux », tout ce qui ferait, au fil du temps, le succès et l’univers du Montréalais était là . Oui, tout Cohen était déjà là .
On ne résiste pas longtemps à entrer dans ce ballet. Direction Montréal, années 1950. La Beat generation bouillonne de l’autre côté de la frontière, avec Kerouac, Ferlinghetti ou Burroughs ; dans la ville principale du Québec, le phare de cette génération s’appelle Leonard Cohen, lequel en 1957 a publié un recueil de poèmes, « Let Us Compare Mythologies ». C’est donc à Montréal que vit le narrateur du « Ballet de lépreux ». Un type ordinaire, trentenaire. Des fois, il a envie de ne rien faire, de boire une bière- mais certes pas de faire le clown psychédélique. Un jour, sa logeuse frappe à la porte. Lui indique qu’on le demande au téléphone, un appel de New York. Il décroche, un homme lui dit qu’avec sa femme, ils ne peuvent plus garder son grand-père. Lequel est dans le train, il va arriver à la gare de Montréal.
On lit : « Mon grand-père venait habiter avec moi. Il n’avait nulle part ailleurs où aller. Ce qui était arrivé à tous ses enfants ? Mort, ruine, exil- je le sais à peine. Mes propres parents sont morts de douleur. Mais il ne faut pas que je sois trop morose, au début, sinon tu me quitteras et cela, je crois bien, est ce que je redoute le plus ». On apprend que le narrateur vit seul dans cette chambre exigüe de pension que la logeuse lui loue neuf dollars, et que son amie Marylin vient régulièrement lui faire faire et déclamer des poèmes. Avec l’arrivée du grand-père, la logeuse a augmenté le loyer- dorénavant, onze dollars- elle « a trouvé un lit supplémentaire quelque part et l’a mis dans ma chambre. (…) Le pauvre vieux avait des problèmes de vessie, il fallait aussi qu’il crache fréquemment. J’ai été étonné qu’il parle bien l’anglais »…
Vie nouvelle pour le narrateur. Un soir, il se tient devant la fenêtre, « le vieil homme ronflait derrière moi, j’ai essayé de faire le point sur mes propres sentiments (…). J’étais heureux d’être son petit-fils, émotion que je n’arrivais à comprendre pleinement ». Un aveu du petit-fils à son grand-père : « Je suis content que tu viennes habiter avec moi. Je n’ai pas grand-chose, mais nous partagerons tout ». Et l’imagination rêveuse de galoper : des trains parcourent encore et encore les prairies dorées de blé du Canada, « Marylin m’aimerait pendant une saison. Quelqu’un soignerait et recoudrait un front entaillé… avec mon grand-père à côté de moi, pour je ne sais quelle raison que je ne souhaitais explorer, calant ma respiration sur la sienne, j’appartenais enfin au monde palpitant de l’amour ». Mais la fréquentation quotidienne de ce grand-père (qui ne manque pas une occasion de draguer la logeuse) aura-t-elle une influence sur le comportement du narrateur ? Au bureau, le voilà qui persécute un collègue. Il s’en prend aussi à un pauvre type. Cruel, il est devenu… Fourbe aussi : au grand-père, il promet qu’il se mariera avec Marylin alors qu’il n’a jamais envisagé le mariage… « Un ballet de lépreux », roman complété de seize nouvelles, c’est le grand mix définitif, aussi pétillant que bouleversant, de l’amour et de la mélancolie.
Un ballet de lépreux
Auteur : Leonard Cohen
Traduction : Nicolas Richard
Editions : Seuil
Parution : 9 février 2024
Prix : 22 €
Extrait
« Je suis entré dans ma chambre qui ressemblait à présent à une plaine rase et je n’ai pas supporté son immensité. Les lits étaient gigantesques, des promontoires arides, et le plafond un ciel impossible. Les murs s’étaient dissous en un désert incolore. Dans la rue, les gens étaient des fantômes animés marchant par deux ou trois au milieu de la brique douce et sombre. Seules la douleur et la peur panique croissante face à la solitude étaient concrètes. La façade d’un immeuble contrastait avec le flou de la ville. J’ai gravi l’escalier et trouvé mon chemin jusqu’à la porte. Je me rappelle la sonnette parce qu’elle a été douloureuse pour mon doigt blessé ».