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Rachid Benzine (« Les silences des pères ») : « Toute vie mérite récit, quelle qu’elle soit… »

  • Écrit par : Serge Bressan

benzinePar Serge Bressan - Lagrandeparade.com / Un appel téléphonique. L’annonce du décès du père. Pianiste de réputation internationale, le fils rentre à Trappes, banlieue ouest de Paris. Il était brouillé avec son père depuis une vingtaine d’années. Dans l’appartement, comme le veut la tradition, il effectue la toilette mortuaire. Et y découvre, plus tard sous la baignoire, des cassettes audio. Il va les écouter, il entend la voix de son père qui raconte sa vie d’exil en France à son père resté au pays, là-bas au Maroc. Une voix qui va bousculer tous ces silences d’une vie, tous ces silences de ces pères « taiseux », qui, croit-on, courbent l’échine face aux puissants, face leur destin.

Guidé par ces cassettes, le fils pianiste se lance dans un tour de France sur les traces de vie de son père. Ce seront les mines de Lens, l’usine d’Aubervilliers puis l’horlogère Lip à Besançon ou encore les camps de réfugiés dans le Gard. Ce sera un point final à Saint-Malo, avec vue sur le grand large. Pour son quatrième roman joliment titré « Les silences des pères », Rachid Benzine signe l’un des plus éblouissants romans de toute l’année. Un texte du silence mais aussi de la famille, de l’intime qui est toujours universel. Rencontre avec un romancier aussi essentiel qu’indispensable …

Ecrire sur le silence, sur les silences, ça peut sembler relever de l’impossible…
Avec « Les silences des pères », je ferme un cycle sur la question de la filiation, de la famille. Il m’a permis de comprendre le travail littéraire que j’étais en train d’accomplir. J’ai compris aussi que cette question du silence agit dans tous les romans que j’ai écrits. Par exemple, dans « Voyage au bout de l’enfance » (paru en janvier 2022), c’est un récit qui a été invisibilisé- ces enfants ont été invisibilisés, donc ils n’existent plus… C’est toujours pareil : au départ, les choses deviennent inaudibles, ensuite, elles deviennent invisibles. Tout le travail que j’essaie de faire, c’est comment porter ces voix inaudibles et invisibilisées sur le langage de la littérature. Ce qui m’intéresse, c’est, comment à partir de la marge, on vient déconstruire toutes les représentations qui automatiquement créent un centre de domination. Pour moi, c’est vraiment cette idée du silence…

Avec « Les silences des pères » et aussi avec vos romans précédents, vous aviez conscience que le silence occupait tant de place dans votre travail ?
Je ne savais pas que, depuis plusieurs années, je travaillais sur ces voix manquantes, ces vies minuscules qui méritent récit. Je pars du principe que toute vie mérite récit, quelle qu’elle soit, quoiqu’elle ait fait. Que devient une vie lorsqu’elle n’est pas racontée. Que seraient devenues toutes ces vies de la déportation de la Shoah si, à un moment, des hommes et des femmes n’avaient pas raconté cela ? Que devient la question de la mémoire ? Je pense souvent à cette phrase du philosophe français Paul Ricoeur (1913-2005) : « Je suis stupéfait du trop-plein de mémoire, d’un côté, et du trop-plein d’oubli, de l’autre ».

Le silence intime ou collectif pose problème à la société ?
J’essaie seulement de comprendre pourquoi et comment la société considère ce qui relève du domaine du mémorable et ce qu’elle veut oublier.

Pourquoi veut-elle oublier ?
Parfois, ce n’est pas du tout à son avantage. C’est vrai, on ne peut pas se souvenir de tout. Parfois, il y a des blessures et des souffrances du passé qu’il faut arriver à oublier, ou parce qu’on a honte d’une partie du passé qu’on voudrait complètement effacer. La mémoire est politique…


terezeCe nouveau roman, avec sa plongée vertigineuse dans l’intime, est-il le plus personnel de vos livres ?

Très certainement. Il y a beaucoup de silence- et aussi de silences. Je me suis demandé : d’où vient-il ? J’ai pensé qu’il est lié à l’exil. Parce que l’exil est toujours tragique, parce que les exilés sont des rescapés de l’existence. Tous mes romans partent d’une question, je tente de la creuser et d’y apporter des réponses…

Comment parler et écrire le silence, matière la plus immatérielle qu’on puisse imaginer ?
En effet, comment parler du silence sans être bavard ? En laissant la place au silence. Comme dans le « Concert de Cologne » que Keith Jarrett a joué le 24 janvier 1975. C’est l’album de jazz le plus vendu au monde- avec des notes qui ne sont pas jouées. Alors, le silence devient magie…

Vous êtes un grand amateur de hip hop et de rap, vous avez été champion de France de kick boxing… Ça a influencé votre écriture ?
Peut-être… Pour dessiner la géographie du silence, je cherche en permanence la concision des phrases. J’essaie de construire chaque phrase comme une image. J’organise des ellipses avec des sauts temporels Il faut un rythme, des assonances, de la prose, faire claquer chaque mot… Je voudrais qu’on lise mes textes à voix haute !

La grande leçon à retenir de ces « Silences des pères » ?
Du tragique peut naître une espérance humaine…

Les silences des pères
Auteur : Rachid Benzine
Editions : Seuil
Parution : 18 août 2023
Prix : 17,50 €

[bt_quote style="box" width="0"]Aider mes sœurs à vider l’appartement. Contacter Emmaüs pour les meubles. Remplir les poubelles d’objets qui ont fait sens un jour dans la vie de mon père. Tous ces objets sont des souvenirs. Avec mes sœurs, on s’est réparti le travail. Pour la première, le salon et la cuisine, pour l’autre les chambres des enfants. Moi, celle de mon père. Sa chambre est encore imprégnée de son odeur, de la fragrance de son parfum bon marché. En quelques heures, c’est une existence qu’on a jetée dans des sacs plastique…[/bt_quote]

Crédit-photo : Térèze Wysocki


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