« L’œil » de Claire Castillon : que des bonnes nouvelles !
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Dans la foulée de la réception d’un prix littéraire, elle confiait : « Mon obsession, c’est d’écrire sur l’invisible ». Il y a peu, elle disait aussi : « Ça se mérite, une relation humaine », ou encore : « Lorsque j'écris, je suis vraiment moi ; sinon, je ne m'entends pas, il y a trop de bruit ».
Et Claire Castillon, 48 ans, 13 romans (depuis « Le Grenier » paru en 2000) et 11 romans jeunesse (dont « Les longueurs »- 2022), revient à nous en ce printemps 2023 avec « L’œil », son septième recueil de nouvelles- un genre des lettres francophones dans lequel elle nous occupe une des meilleures places. Une fois encore, en vingt et un textes sur un peu plus de 180 pages, un univers singulier, celui de Claire Castillon, se dégage… et éblouit toute lectrice, tout lecteur ! Une fois encore, c’est le rappel que chez cette romancière et nouvelliste, il n’y a quasi rien à jeter.
Dans un récent entretien, présentant « L’œil », elle expliquait : « Je ne vois pas l’ordinaire comme quelque chose de normal ». Voilà, en une formule, résumée l’essence même de toute l’œuvre de Claire Castillon. Et de préciser comment lui viennent les idées de ces nouvelles : « Ce n’est pas précis. Je les trouve en me les extirpant chaque jour de la tête, si c’est bien une tête à ce moment-là, avec un mélange de frénésie, de panique, d’entrain, de résignation, d’obsession et de contrainte. C’est une épreuve. Il ne faut pas croire que ça me tombe dessus. Enfin si, ça me tombe littéralement dessus et écrire, j’imagine, me ramasse »... Ainsi, dans « L’œil », ce nouveau recueil avec lequel elle nous envoie que de bonnes nouvelles (ce qui ne peut que nous ravir !), on se retrouve, avec en ouverture la nouvelle titrée « Madame Gueune », aux côtés d’une femme assise dans le Jardin du Luxembourg à Paris. Des sportifs exécutent ensemble une danse, mouvements au ralenti- elle les regarde, soudain sent ses forces s’échapper de son corps. Un coup de mou passager ? une maladie chronique ? On ne le saura pas (est-ce vraiment important ?), si ce n’est que cette femme ne peut plus avancer, marcher qu’en se tenant à ce qui l’entoure, à ces choses et objets ou à leurs rebords… et confie : « Ma vie prend alors de la vitesse et mon lit m'emmène vers des sommets merveilleux. À condition qu'aucun de mes bords ne touche les parois de mon rêve. Elles sont comme des lames de rasoir. C'est pour cette raison que je me réveille souvent en criant ».
Au hasard des nouvelles chez Claire Castillon, beaucoup de femmes. L’une ne supporte plus son compagnon mais ne sait comment le quitter, la seule solution qu’elle va trouver : se murer dans une lâcheté qui va la déborder (« Le gras du poulet »). Une autre, elle découvre sur sa jambe un long poil, il l’obsède, ne parvient pas à l’arracher (« Le rat »). Une autre encore- sous le joug et sa mère et de ses ancêtres, elle se glisse dans le passé et ses objets, et ira même se faire tatouer pour se perdre définitivement dans ledit tatouage (« Ma vraie peau »)… Dans « L’œil », la nouvelle qui donne son titre à ce recueil, on apprend une terrible information : un virus jusqu’alors inconnu déclenche une pandémie avec, pour conséquence sûrement irréversible, l’amnésie du plaisir. Le plaisir sous toutes ses formes, charnel, intellectuel, gastronomique…- ainsi, la narratrice déguste un chocolat liégeois, elle se souvient du plaisir de l’avant, imagine celui de l’après mais n’éprouve rien durant le pendant. Alors, à son amant de printemps, elle propose de le voir pour leur rendez-vous annuel- elle veut savoir si oui ou non, le virus a frappé chez elle. Problème : a-t-elle eu du plaisir avec lui ? Elle n’a plus le souvenir. Et si ce virus était contagieux ? Morale sous-entendue : profitez de l’instant présent…
Avec Claire Castillon, dans « L’œil » comme dans tous ses précédents livres, l’ordinaire n’existe pas. Elle n’a pas son pareil pour nous conter la vie qui va, en faisant en mots et phrases un pas de côté. Mieux, cette fois, la nouvelle bouclée (du moins, le croit-on), elle glisse à la page suivante une annexe, un SMS, une lettre, une facture… pour préciser, amener un éclairage nouveau, emmener lectrice et lecteur sur une autre piste. Tout en restant toujours dans l’ordinaire qu’elle apprécie tant décoder, décortiquer, désassembler. Et longtemps, on entend les mots d’un personnage : « Quand je suis avec lui, les paysages se parent d'une fine gaze. Ensuite, il arrive que le noir recouvre quelque chose, et je ne sais jamais si c'est le décor ou ma tête ». Avec Claire Castillon, toujours ouvrir l’œil…
L’œil
Auteure : Claire Castillon
Editions : Gallimard
Parution : 4 mai 2023
Prix : 19 €
[bt_quote style="default" width="0"]Je ne supporte pas les filles qui rient dans les publicités, surtout quand elles portent un pantalon blanc et tirent sur les manches de leur gilet comme des enfants, en jubilant dans leur printemps éternel. Certaines de nos invitées me font penser à ça. Pourtant, ma femme est la seule en blanc. Sa robe pendait à la fenêtre du salon depuis deux semaines quand elle l’a enfilée. Elle lui va bien, même si les mouvements de tissu décrivent autour d’elle des tentacules. Notre fougue matinale était douce. Nous avons sagement réfréné nos élans parce que nous devions partir nous marier et garder la robe bien repassée ». (in « Mariage »)[/bt_quote]