Roger Caillois : un roman prenant et bouleversant de fantasme surréaliste
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Comment Ponce Pilate, investi de la responsabilité qu'on lui connaît historiquement, a-t-il vécu sa prise de décision quant au sort de Jésus? Roger Caillois s'est employé à l'imaginer en proie au doute, à l'indécision, à l'insomnie, demandant conseil à un chaldéen expert en interprétation des rêves, remuant des conjectures aux conclusions contradictoires, et agitant jusqu'au bout de la nuit mille de ces hypothèses existentielles qui revêtent, pour nous tous, l'allure de lancinantes litanies, commençant par "si"... "et si..."
Arriva ce qu'on sait: il finit par annoncer publiquement qu'il se lavait les mains du choix que la foule ferait entre la libération de Jésus et celle de Barabas. Mais, "et si" il avait choisi plutôt d'imposer celle de Jésus? C'est la question qu'on se pose à lire cette "fiction" étonnamment réaliste de Roger Caillois, et l'on se surprend à échaufauder des images de ce que à quoi pourrait ressembler notre monde sans le Christianisme, un monde où Jésus, en prophète libre de ses mouvements, aurait poursuivi sa vie jusqu'à un âge âgé sans avoir fondé d'Eglise. C'est la question excitante, et presque ludique qui divertit un esprit fort de connaître l'Histoire vraie, mais ce n'est pas celle que pose le penseur, préoccupé par un vertige autrement anhistorique: celui de l'acte responsable de décider considéré pour lui-même, quoi qu'il soit arrivé ensuite, car aucune uchronie ne s'élabore ici quant aux inévitables contre-sens qu'aurait pris l'Histoire.
Roger Caillois confronte son Ponce Pilate à ce vertige où se confondent, en se précipitant les uns contre les autres, les impératifs religieux, moraux et politiques. La question, philosophique ici, concerne le fait de savoir sur quoi compter pour être certain de bien choisir, au moins dans l'instant et le contexte de l'indécision: à l'instar de Ponce Pilate, faut-il s'éclairer d'après la fin politique qu'on sert, la voix de la sagesse qu'on cultive, ou la foi religieuse dont on vibre? Du pouvoir, de la philosophie et de la religion, autremement dit, quel est notre meilleur conseiller si l'on prétend oeuvrer pour que le monde soit meilleur? Voilà en quels termes implicites Roger Caillois pose ici le très humain dilemme inhérent aux décisions de portée historique.
Il faut lire le livre pour comprendre comment il tente de le dissiper à travers son portrait d'un homme qui fuira surtout la hantise du sentiment de culpabilité et ne supportera pas de ne voir en lui-même qu'un lâche, fût-ce au service des causes supérieures que seule la destinée entrevoit et qui demeurent obscures aux entendements humains limités. Et là n'est pas la moindre des théories à interroger dans cet ouvrage dense, qui, contre toute attente, prête au personnage de Judas l'humble paternité de cette question existentielle: que sommes-nous dans la marche de l'Histoire sinon des rouages inconscients, des serviteurs d'un impérieux destin qui vivons l'illusion de la liberté de décider? Qui suis-je, moi, Judas, qui suis-je Pierre, Marie, sinon le complice indirect de Ponce Pilate, ou, à un moment ou un autre, quoi que je veuille, fasse, ou dise, l'agent des desseins de Dieu?
Derrière Ponce Pilate et laissant de côté cette hypothèse d'un déterminisme déguisé, c'est chacun de nous qui se sent interrogé: sait-on jamais si, à grande échelle, nos décisions oeuvrent pour le bien du monde? Est-on seulement sûr, en les prenant pour nous-mêmes, de réussir notre vie? Sans doute sont-ce leurs conséquences qui permettent d'en juger, après coup. Après coup c'est-à -dire trop tard. Alors, où puiser la certitude, méthodique, -oserait-on rêver cartésienne?- de prendre "La décision" qui s'impose aux circonstances? Reprenons les axes de la réflexion du personnage: Roger Caillois sait que le pouvoir, investi par les hommes par nature faillibles, "rend fou" selon la terrible et lucide formule de Valéry, ou encourage l'opportunisme et l'hypocrisie de petits chefs autocentrés et arrivistes. La philosophie, quant à elle, après avoir pensé le monde, s'est trouvée exortée par Marx à le transformer, avec les échecs et les utopies qu'on lui connaît, mais la philosophie, c'est aussi l'aveu socratique: "je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien", et sa question inaugurale: comment se fonder sur l'incertitude? Ce monde trop interrogé par la philosophie et dont les dirigeants ne sont pas fiables, la religion enfin, en a changé la face en plusieurs occasions, en profondeur et jusqu'à décider des lois légiférant les peuples et les individus. Voilà un tour de force qui fait relever à Caillois l'exceptionnel potentiel du fanatisme, l'incommensurable efficacité de la foi aveugle, réputée capable de soulever des montagnes. Cette dernière analyse fait écho à l'actualité: s'il n'y a qu'une raison de relire ce livre aujourd'hui, donc de saluer la pertinence à sa réédition par Gallimard, c'est dans ce questionnement troublant: n'agit-on pas avec plus d'efficacité sur les hommes, armé de la foi irraisonnable plutôt que du raisonnement le plus sagement élaboré qui soit?
Toutefois on a affaire ici à une fiction, ne l'oublions pas: Jésus a été crucifié, en réalité. Tout le monde le sait, pourtant le texte est prenant, bouleversant de fantasme surréaliste. Peut-être parce que c'est encore au vif du coeur de l'homme, dans le conflit qu'il abrite et dans son aptitude à répondre de ses actes - ce qu'on peut appeler le sens de la responsabilité, autre notion que ce texte contribue à remettre d'urgence en tête des débats d'actualité- que le penseur semble installer son choix, sinon sa confiance, un peu comme Anouilh nous sensibilisant à la fraîcheur d'Antigone contre toute spéculation politique étrangère à la conscience morale. Mais la façon avec laquelle Roger Caillois choisit de le montrer rappelle que toute décision a d'abord l'étoffe d'un songe et négocie un équilibre, qu'elle est une orientation inclinant l'avenir, à laquelle les événements donnent raison ou tort a posteriori, comme dessinant depuis elle une trame dont la pertinence ne lui préexistait pas. Ce qu'il y a de très beau dans ce texte, par où on sent la signature sensible de l'écrivain, c'est sa dimension humaine car il est des personnalités historiques dont on oublie qu'elles ont été, d'abord, comme chacun de nous, des hommes, et des hommes qui, cernés par la contingence, rêvent leurs certitudes tant que la nécessité ne leur prête pas vie.
... Et, nous, fort de connaître l'Histoire, venons après eux, conjecturer : que serait-il arrivé si...? Quelles que soient les réponses du philosophe et de l'anthropologue, ou les licences de l'imaginaire poétique par rapport à la trivialité historique, l'adage populaire reste un avertissement de bon sens incontournable : "l'enfer est pavé de bonnes intentions."
Ponce Pilate
Auteur: Roger Caillois
Editeur: Gallimard, l'Imaginaire
Parution: 20 novembre 2015
Prix: 7,50 euros