Nuits Appalaches : le chef-d'Å“uvre de Chris Offut, le discret
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Le dénommé Tucker (18 ans), vétéran de la guerre de Corée, où il a appris à tuer et à survivre sans états d'âme, est de retour dans son Kentucky natal, région pauvre et délaissée par l'Etat providence. En stop, et à pied, il rentre tranquillement chez lui, à travers les collines qu'il connait comme sa poche, et la nuit épaisse des Appalaches apaise la violence de ses souvenirs.
Sur son chemin, il croise Rhonda, quinze ans à peine, et la sauve des griffes de son oncle qui voulait la violer. Immédiatement amoureux, les deux tourtereaux décident de se marier pour ne plus jamais se quitter. Tucker, le taiseux, trouve un boulot auprès d'un trafiquant d'alcool de la région, et au cours des dix années qui suivent, malgré leur extrême précarité, la famille Tucker s'efforce de construire un foyer heureux ; même si trois de leurs cinq enfants sont handicapés mentaux et physiques. Ils sont leur raison de vivre alors qu'une enquête des services sociaux menace la famille. Les réflexes de combattant de Tucker se réveillent. Acculé, provoqué, il assume le prix à payer (la prison) pour défendre les siens.
Cela fait une quinzaine d'années que Chris Offut, originaire du Kentucky, n'avait pas publié de roman. C'est un auteur, remarqué avec Kentucky straight, dont le style se situe entre Larry Brown et Hemingway, qui a beaucoup écrit pour la télévision, car la littérature fait vivre peu d'auteurs aux Etats-Unis : « Je pense qu'il maîtrise bien les codes de l'efficacité narrative inspirés du cinéma, explique le fondateur des éditions Gallmeister, qui vient de publier Nuits Appalaches, une pépite d'or aux lueurs noires, si tant est que ça existe... Il faut juste croire en la littérature. Chez Offut, les phrases sont courtes, les mots précis et dès qu'un mot est inutile, il l'enlève. Pas d'esbroufe, ni d'effets de plumes. Aucune scorie. C'est dégraissé jusqu'à l'os. La traduction d'Anatole Pons est excellente. Il fait confiance à l'intelligence du lecteur. Notamment à son sens moral car il n'y a pas de héros pour lui, juste des hommes et des femmes qui essaient de s'en sortir. Chris Offutt n'explique rien, il donne à voir et laisse s'exprimer, en peu de mots, ses personnages.
Rares sont les livres qui vous happent ainsi d'entrée et que l'on redoute de terminer. Nuits Appalaches ne sonne pas « vrai », il sonne « juste ». Il n'y a pas un mot de trop, répétons-le. Même lorsque l'auteur se lance dans une description de la nature (spécialité américaine), il ne se regarde pas écrire pour faire de la jolie poésie : « Les cornouillers avaient déjà perdu leurs fleurs, mais le rouge nébuleux des gainiers ornait encore l'orée des bois. ». En ville, même chose. En quelques mots, le décor est planté : « Le panneau en néon jetait une lueur orange contre le violet du ciel. » Un des intérêts de ce livre sombre mais pas angoissant est que le personnage de Tucker n'est même pas énigmatique. Il est carré, se pose peu de questions, fait ce qu'il doit faire au moment où il doit le faire. Il est réglo, fidèle, en amour et en amitié, bon père, bon mari, bon employé, faut juste pas le trahir, ou mal se comporter en sa présence, surtout envers une femme (question de bon sens). C'est un homme droit, dans un monde tordu. S'il commet des actes violents, meurtriers parfois, c'est toujours pour de bonnes raisons : il n'y avait que ça à faire. Il agit. Réfléchit après. Chris Offut a peut-être écrit là son chef-d'oeuvre. Dommage qu'il doive gagner sa croûte en écrivant des séries télé. Les éditions Gallmeister ne s'y sont (à nouveau) pas trompé : il s'agit avant tout d'un très bon écrivain.
Nuits Appalaches
Editions : Gallmeister
Auteur : Chris Offut
Traduit par Anatole Pons
224 pages
Prix : 21,40 €