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Dany-Robert Dufour : un "catastrophisme éclairé" qui manque de réponses concrètes

  • Écrit par : Catherine Verne

IndividuPar Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Connu pour ce qu'il appelle son "catastrophisme" qu'il qualifie toutefois lui-même d' "éclairé", Dany-Robert Dufour entreprend dans le présent ouvrage d'élaborer un plan pour venir au secours des survivants à la débâcle générale s'il en est. Ce seront évidemment des peuples animés d'un souci politique et philosophique renouant avec les valeurs chrétiennes et l'antique sagesse grecque. Ils auront en outre un petit côté kantien forcément, avec le ciel étoilé au-dessus d'eux s'il n'est pas totalement irradié, et la loi morale en eux s'ils n'ont pas encore vendu leur âme au Diable consumériste dont l'auteur redoute tant les tours facétieux. Aussi donneront-ils enfin une place à l'individu, lequel, figurez-vous, n'existe pas encore. Et la faute à qui? Au nazisme, au communisme et au libéralisme qui ont nié l'individu, chaque idéologie s'étant employée à bien faire avancer le travail de sape avant de passer le relai à l'autre. Résultat de ce matraquage appliqué: tout au plus vit-on le règne de "l'égoisme grégaire" dixit l'auteur, mais, d'individu, point. Alors quoi! "je suis (Charlie, tout ça...)", c'est une belle illusion collective, en fait il n'y a personne, entendez en tant  qu'individu? Oui, ça peut paraître compliqué. C'est que ça l'est. Heureusement le professeur nous explique en long et en large comment on en est arrivés là. Il était quand même temps qu'on nous informe de la gravité de la situation, voilà la chose faite. Evidemment on lui accordera après démonstration qu'il faut tout faire sauter sans plus attendre car, entre nous, il y a de quoi flipper: si ça s'aggrave, on sera quoi après avoir été des sous-individus qui se prenaient pour des super egos, dignes de selfies et de cartes VIP aux speakeasies?  Peut-on se dégrader encore davantage? Sacré coup quand même pour les générations de Warriors qui croyaient descendre du Surhomme Nietzschéen!
Heureusement l'auteur connaît tous les trucs pour nous sortir de ce marasme honteux puisqu'il revendique le terme de "résistant [...]contestant le nouveau totalitarisme libéral" dont il décrit d'abord dans le détail l'installation historique. Un peu longuet tout de même le récapitulatif, tandis qu'on attend en apnée un chapitre sur nos chances de salut. Mais le professeur prend son temps: no stress. L'occasion de dire ses quatre vérités à Smith et autres grands prêtres de l'utilitarisme, de corriger la copie de Deleuze d'une mollesse selon lui déplorable face au danger de la pléonexie, de souligner en passant les négligences arendtiennes assez incroyables quand même, et la syntaxe impunément trompeuse de Bourdieu, tout en indiquant clairement qui sont en revanche ses potes de toujours: Gauchet et Michéa. Oui, ça fait beaucoup de citations, autant être prévenu: le texte est abondant et étayé de références diverses qui montrent qu'on a affaire à un expert. Aussi vaut-il mieux s'assurer de maîtriser un certain niveau en histoire de la philosophie pour apprécier intellectuellement le degré de pertinence des commentaires de l'auteur. Car sous son regard critique, tout le monde en prend pour son grade. A se demander ce qu'on a fait "depuis plus de deux mille ans qu'on pense et qu'on écrit" pour paraphraser La Bruyère: quels grands farceurs, ces pseudo-philosophes et ces vrais sophistes qui nous ont servi des tomes de raisonnement fantasque en guise d'évangile! Argumentation parfois laborieuse à l'appui pour ne pas être en reste, le professeur de philosophie dénonce aussi à tour de bras certains paramètres de notre propre actualité, ayant notamment dans le collimateur le virus du fantasme post-identitaire, la mode de l'homo-parentalité qui jette l'enfant dans les affres de la question angoissante de ses origines selon lui, et le combat féministe qui a fait de la femme un prolétaire comme les autres - pour ne donner que deux ou trois exemples de démonstration sanguine. Plus reposant, voire à effet sédatif, on trouvera en route des portes enfoncées: Marx n'avait pas imaginé la crise de 29; il faut de la répression mais pas de la surrépression; le marketing piège le consommateur.
Quoi qu'il en soit, le discours dense, et décousu malgré des balises indiquant une volonté manifeste de structurer son enthousiasme, tourne autour du leitmotiv "il faut sauver le soldat Logos et son petit frère chrétien". Nous, on veut bien, on a rien contre si ça peut nous sortir de la mouise et nous faire advenir en tant qu'individus enfin... mais comment s'y prendre? Pardi! en s'attelant à fournir à l'individu tel que l'entendait l'Occident renaissant les conditions de son effective naissance. Soit, et comment rendre le monde humaniste? Et l'auteur de proposer une piste strictement théorique, qui s'achève sur une liste de "il faut" de plusieurs pages, explicite et pour le moins directive dont on vous épargnera le compte-rendu fastidieux ici. Mais bon, tout cela reste bien abstrait hélas: on ne voit en aucune façon comment toutes ces belles idées pourraient prendre corps - sinon à la grâce de Dieu, et à supposer le Logos intimement disposé à éclore en chacun par génération spontanée, afin que reprennent vie les deux grands récits antiques plébiscités par l'auteur. Or le professeur de philosophie n'ignore sans doute pas l'avertissement spinoziste: de toutes les sciences, la politique est celle où la théorie s'éloigne le plus de la pratique. Alors merci pour la liste de consignes, en s'y mettant à plusieurs et en y réfléchissant trois jours de RTT non-stop on pouvait peut-être en élaborer une nous-mêmes avec bon sens, mais comment passer à l'acte, doc?
C'est le problème récurrent de ce type de publications exaltées qui manient l'indignation avec talent et font beaucoup de bruit sans la perspective d'un terrain solide à proposer au final. Il serait d'utilité publique d'en finir avec ces semblants de tournant révolutionnaire. Personne n'a besoin de conviction désincarnée, c'est un élan tourné vers le concret que le vide idéologique actuel réclame. Une fois dressé le constat que la civilisation occidentale est dans une impasse, ma bonne dame, et listé tous les "Y a qu'à" les plus idéalistes qui soient, est-on plus avancé? Ce dont le monde a besoin ce n'est pas d'un théoricien de plus qui nous communique son intuition, fût-elle "éclairée". On pourrait dire du monde idéal post-apocalyptique présenté ici comme urgemment nécessaire qu'il est semblable au monde kantien tel que le raillait Péguy: il a les mains pures, mais il n'a pas de mains. (Pas de mains, pas de bouquins. Pour une fois oubliez de lire, la perte sera raisonnable et utilisez vos mimines pour autre chose - comme reprendre du chocolat.)

L'individu qui vient

Auteur: Dany-Robert Dufour
Editeur:  Folio
Parution: 20 novembre 2015
Prix: 9,70 euros


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