Biographie : Que reste-t-il de Koestler ?
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ La parution, en 1940, de son roman « Le Zéro et l`infini », qui dénonçait les purges staliniennes, valut à Arthur Koestler la haine de Jean-Paul Sartre (donc l`amitié d`Albert Camus). La chute de l`Union Soviétique avait rendu la lecture de ce grand livre apparemment inutile, et cet intellectuel engagé tomba dans l`oubli. Croyait-on… Le 5 septembre dernier a marqué le 120ème anniversaire de sa naissance. A cette occasion, plusieurs de ses livres sont réédités aux éditions Calmann-Lévy.
Mais qui lit encore cet « intellectuel engagé », comme on disait à l’époque, qui fut un écrivain autant adulé que haï, et dont la vie aura épousé les chaos du siècle dernier ? Lui qui fut l’écrivain le plus célèbre dans les années 1950, 1960 et 1970. Aujourd’hui, le retour du monde soviétique et de l’antisémitisme remet ce fils spirituel de Kafka et du Juif errant dans une brûlante actualité. Parce qu’il avait tout vu. Parce qu’il avait tout dit. Ou presque… Voici son histoire, écrite par Stéphane Koechlin, rock-critique, et écrivain, auteur notamment d’une biographie fameuse du légendaire « Baron Rouge ».
Né dans les années 1960, il confesse avoir été fasciné par le « mur gris » où apparaissaient les dirigeants soviétiques, aux sourcils épais, emmitouflés dans d'épais manteaux, comme une cité interdite. Ce Kremlin mystérieux recelait tellement de secrets. Et le « Zéro » perçait un mystère qui nous épouvantait, dixit, comme le château de Dracula. La chute du mur, en 1989, et de l'URSS, ont envoyé Koestler – et son Zéro – aux oubliettes. On ne le lisait plus, jugeant que son discours anti-soviétique n'était plus d'actualité. Or, en 2025, avec le retour du fantasme de l'URSS et les nouveaux « procès de Moscou », organisés par Poutine, avec ces nouveaux dissidents enfermés dans des cages de verre, qui se repentent, les assassinats, et le retour de l'antisémitisme, l'œuvre et le propos de Koestler redeviennent pertinents. D’autant plus qu’à la fin de sa vie, l'un de ses engagements forts (il militait pour le droit à mourir) est un thème très discuté aujourd'hui.
Comme George Orwell (« 1984 »), tout ce qu'il a écrit a une résonance actuelle. Il est le « contemporain capital » (c'est ainsi que l'on appelait André Gide, mais « K » en est un aussi). La dernière biographie (en français) de Koestler, par Michel Laval, date d'il y a vingt ans. Mais elle est assez conceptuelle avec de grands développements géopolitiques, alors que celle de Stéphane Koechlin est traitée comme un roman d'aventure. Il dit avoir voulu écrire un livre « anti-idéologique », sur un homme qui « essaie tous les engagements, sionisme, communisme, avant de rompre, déçu, amer ».
Pour rappel, Arthur Koestler est un romancier, journaliste et essayiste hongrois, naturalisé britannique. Né dans une famille hongroise juive ashkénaze et de langue allemande, il est le fils d'Henrik Koestler, un industriel et inventeur prospère. Entre 1922 et 1926, il étudie l'ingénierie à l'école polytechnique de Vienne, tout en suivant des cours de philosophie, et littérature à l'université de Vienne. Il fait la connaissance de Vladimir Jabotinsky et adhère à la cause sioniste révisionniste qui veut créer, en Palestine, un État juif moderne et démocratique. Koestler devient le plus jeune président des associations d'étudiants sionistes et le cofondateur du Betar (mouvement de jeunesse sioniste révisionniste). Parallèlement à ses études, il fouille la psychanalyse. Le 1er avril 1926, il abandonne ses études et part en Palestine comme simple khaluts (pionnier ou ouvrier agricole dans une kvutsa, communauté plus petite que le kibboutz). Son expérience ne dure pas longtemps, son livre « La Tour d'Ezra », s'en inspire. Il part pour Haïfa, où avec Abram Wienshall il crée Zafon (hebdomadaire en hébreu, ainsi que Sehutenu = Notre droit, qui est la ligue des droits civiques, fournissant une assistance judiciaire aux juifs). S’il voyait ce qui se passe à Gaza et en Israël, de nos jours…
Il entre au Parti communiste allemand en 1931 et en sort en 1938, suite aux procès de Moscou. Il fait plusieurs séjours en Union soviétique durant cette période. Couvrant la guerre d'Espagne, il y est condamné à mort par les franquistes, mais est échangé quelque temps plus tard contre une prisonnière espagnole par le gouvernement britannique. De cet épisode naîtra le livre « Un Testament espagnol ». Durant la drôle de guerre, il est interné au camp du Vernet par les autorités françaises. Il s'engage dans la Légion étrangère, change d'identité, quitte les rangs de la Légion sans autorisation et rejoint Londres.
En 1940, il publie « Le Zéro et l'Infini ». Dans les débuts de la guerre froide, Arthur Koestler sert la propagande anticommuniste menée par les services de renseignements britanniques. Dans les années 70, il publie plusieurs livres (« L'Étreinte du crapaud », 1971, « Les Racines du hasard », 1972, « Les Call-girls », ou « La Treizième Tribu », 1976. En 1979, il fait partie du comité d'honneur de la Nouvelle École, liée à la Nouvelle Droite. Atteint de la maladie de Parkinson et de leucémie, il met fin à ses jours par absorption de médicaments, conjointement avec sa troisième épouse Cynthia.
Critique-rock, Stéphane Koechlin nous entraine sur les pas d`un homme apatride, amoureux « des femmes » (dont Simone de Beauvoir), comme on disait avant, qui aura cherché toute sa vie une terre d`élection, un idéal politique. Un grand écrivain déchiré entre plusieurs langues, son hongrois natal, l`allemand qu`il répudiera, l`anglais, l`hébreu fantasmé, enfin un homme libre écrasé comme les héros de Kafka entre les blocs totalitaires du XXème siècle qui s`accrocha à la littérature et renonça aux idéologies manichéennes.
Dans une moindre mesure, il est rassurant de constater qu’au milieu du tsunami de la rentrée littéraire (plus de 500 romans parus), un auteur (et son éditeur) ont le courage (ou l’inconscience) de publier un livre tout sauf mainstream, hors sentier battu et rebattu : « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », disait Karl Marx. Stéphane Koechlin a écrit un très bon livre, bien documenté, et au style léché, mais osons lui rappeler qu’il n’est pas illusoire de croire toujours à une société humaine plus juste. Cela reste un beau projet, « progressiste », auquel a cru Koestler – comme Gide et Istrati, lesquels ont aussi fait leur « retour d’URSS » (sans aller en prison, mais en étant violemment rejetés par les « stals »), ce que ne partage pas tout le monde, comme chacun sait, aujourd’hui encore. L’autre « bête immonde » menace également, comme avant, en Europe, mais aussi aux Etats-Unis, et ailleurs dans le monde. Ça aussi, George Orwell et d’autres écrivains, le savaient, avec lucidité et bon sens. Sans pour autant retourner leur veste du côté des réactionnaires, de tous poils, tout aussi dangereux, car leur conception du monde est claire et nette (élitiste, sexiste, homophobe et raciste, entre autres).
Arthur Koestler, la fin des illusions
Editions du Cerf
Auteur : Stéphane Koechlin
336 pages
Prix : 24 €
Parution : 28 août 2025
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