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« Liebestod » : A mort l’amour amor…

  • Écrit par : Guillaume Chérel

lidellPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Liebestod (mort d’amour en allemand) est un spectacle en espagnol surtitré en français d’Angélica Liddell, connue pour ses spectacles provoquants. Dès le rideau levé, le mot d’ordre est donné. Une sirène (d’alarme), désagréablement forte, nous prévient que nous allons passer un sale moment, parfois. Que le moment est grave. Qu’il va falloir oublier notre légèreté face aux faux problèmes de l’existence. Le décor est une moitié d’arène suréclairée. Entre sol y sombra, c’est le sombre qui va sembler l’emporter ; jusqu’au bouquet final.

Cela fait des années qu’elle hante, telle une sorcière (à prendre au bon sens du terme) la scène du Festival d’Avignon, pour le plus grand bonheur des amateurs du spectacle ultra-vivant, au grand désarroi des professionnels de l’intermittence subventionnée nationalement (le théâtre de l’Odéon, où elle a joué, a dû apprécier). Nous sommes dans le ton de la pièce, ne vous méprenez pas. L’actrice metteure en scène prend un malin plaisir à aller au-delà des limites du public, qui le lui rend bien. Des scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des spectateurs. D’ailleurs, certains quittent la salle avant la fin. D’autres protestent carrément, oralement, comme à l’époque d’Hernani, de Victor Hugo. Ouf ! ça fait bien par où ça passe (les neurones réfrigérées), même si ça fait mal, car ça pique… Comme la corrida.

« L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux ». Juan Belmonte (grand toréro andalou, de l’époque d’Hemingway) est placé, dès son entrée dans l’arène, sous le signe de l’amour à mort… Del amor, amour. Née en Catalogne, à Figueras, Angélica Liddell, la majeure partie du temps seule en scène (après une dizaine de chats et une demi-douzaine de vrais bébés, plus un estropié manchot et un barbu en jupe…) n’entend pas faire l’apologie de la corrida, ni de rendre hommage au toréador tueur de toros, son projet est tout autre. C’est une véritable déclaration à la liberté de créer, en général, et au théâtre en particulier ; même si les actrices sont des « putes », dixit. A commencer par elle-même. On vous avait prévenu.

La nouvelle pièce de cette artiste espagnole, hors norme, nous plonge sans concession au cœur du « tragique », sur le mode flamenco (le blues des gitans), castillan, sévillan, olé ! On est loin de la Sagrada Familia et du chocolat Lanvin de Salvador Dali (Avidadollars, son anagramme, rappelons-le). Liddell ne fait pas dans le low cost culturel, ni dans le socialement correct, les bons sentiments. Elle se gausse des artistes conventionnés « de Paris », qui réclament des droits pour créer leurs œuvrettes mollassonnes, destinées à plaire à un public « moderne », fasciné par la célébrité : « Il n’y a plus de Genet, d’Henri Miller, et de Rimbaud sur les sièges rouges en face de moi », crie-t-elle en montrant son « cul ». Mais attention, il ne s’agit pas de provoquer pour provoquer. Ce n’est pas d’une « performance » à con-consonnance punk.

Tristan et Iseult...et Wagner sont convoqués. Comme Cioran. A côté de qui Houellebecq passe pour le clown Achille Zavatta. Cela commence par une confession intime (une femme aux jambes blanches, la robe de deuil remontée jusqu’aux cuisses, se soigne les genoux sanglants : on pense aux menstrues). Ses imprécations sont puissantes. On dirait Médée. Responsable de tout mais non coupable. Elle existe. Survit. Surjoue parfois. C’est une tragédienne. Une vraie amoureuse du sud. Brulée par la soleil noir de la passion. Elle vibre, elle chante, elle jouit de souffrir : « Je cherche l’instant sublime, la transfiguration, l’enthousiasme débordant, l’éclat et la lumière, explique-t-elle. C’est une offrande. L’œuvre d’une femme amoureuse et mortelle. »

Ce qu’elle vise, désire, c’est le duende. Ce moment fugace, très rare où, l’espace d’un instant, deux corps font un, lors d’une danse de l’amour à mort. Comprenne qui pourra. Les autres sont déjà décédés sans le savoir. Angélica Liddell s’adresse aux derniers survivants. L’érotisme de la mort n’est plus à démontrer (ne parle-t-on pas de « petite mort » lors d’un orgasme très puissant ?). Reste la poésie. Inexplicable, comme la musique et l’amour. On la ressent ou pas. L’invention poétique de Liddell est insolente donc souvent énervante. Elle ne laisse pas indifférent.

Angélica Liddell trifouille, farfouille, cherchouille dans les profondeurs de l'âme humaine. Sur le plateau, elle propose, impose plutôt des tableaux surprenants, détonants, qui rappellent Caravage. Elle laisserait mourir le reste du monde pour sauver un Caravage. Elle le psalmodie… La maudite. Qu’elle sauverait un seul Caravage contre le reste du monde. Danse d’amour et de mort. Le sacrifice et le sacre. Elle s'offrant, se donnant en pâture, l’artiste, la vraie, s’immole, se suicide quasiment en public. Olé ! Elle torée avec la mort, et l’amour de la vie, l'affronte sans peur, la charme, telle la catin. Elle se métamorphose, au paroxysme de l’orgasme textuel. On se croirait dans l’Exorciste. Elle prend la voix d’Artaud le Momo. Le rythme est parfait. Elle a inventé sa langue. La musicalité colle parfaitement au sujet. Extrême. Le seul qui vaille en terme d’art, de vie quoi : la mort et son antidote, l’amour, plus fort que la mort. L’art plus mordant que la mort. Le masculin et le féminin n’existent plus. Ils sont intimement liés dans le vagin d'Angélica Liddell. La naissance de la vie. Et de la guerre. Sa geste théâtrale restera gravée dans nos mémoires. Jusqu’à notre mort. Mais elle a déjà dansé avec elle, elle… Liddell est une déesse. La preuve, elle a vraiment créé. Olé !

Dates et lieux des représentations: 
- Du 9 au 11 février 2023 à la Criée de Marseille 
- Du mer. 15/03/23 au sam. 18/03/23  au Théâtre Vidy-Lausanne - Tel. +41 (0)21 619 45 45


Liebestod
De :  Angélica Liddell
Avec Ezekiel Chibo, Patrice Le Rouzic, Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes et la participation de figurants.
Lumières : Mark Van Denesse
Son : Antonio Navarro
Habit de lumière : Justo Algaba
Assistanat à la mise en scène : Borja López
Régie plateau : Nicolas Guy, Michel Chevallier
Directeur de production : Gumersindo Puche
Production : Atra Bilis, NTGent
Coproduction : Festival d'Avignon ; Tandem – scène nationale Arras-Douai ; Künstlerhaus Mousonturm – Francfort
Angélica Liddell est artiste associée au CDN d’Orléans.

L'avis de Romain Rougé - Lagrandeparade.com

Liebestod : Angelica Liddell, radicale et sublime

La performeuse et metteuse en scène espagnole propose une rencontre improbable entre le torero Juan Belmonte et l’opéra « Tristan et Iseult » pour mettre en exergue son art, ses angoisses et la désacralisation du théâtre.
 
Angelica Liddell aime les références. Pasolini, Genet, Sade, Baudelaire, David Lynch, George Bataille, Robert Bresson, Manuel Agujetas…, son spectacle en est truffé. Parfois trop, au risque de frôler sa propre caricature. Et pourtant ! Liebestod, littéralement « mort d’amour », peut provoquer un coup de foudre. La logorrhée intellectuelle dissimule in fine la noirceur, le doute, l’anxiété et sur scène, l’artiste protéiforme ne fait rien d’autre qu’exorciser ses démons en nous offrant une « transe libératrice ». Que l’on y soit réceptif ou pas, ce qu’elle défend ici, de la plus belle et dérangeante des manières, est une forme d’art plus spirituelle, mystérieuse et carnassière.

Car Liebestod parle avant tout de désir de mort. La grande Faucheuse est-elle personnifiée par l’imposant taureau qui menace l’artiste ? Mystère. Le décor a beau avoir la douceur et la couleur crépusculaire d’une fin d’après-midi andalouse, l’obscurité enveloppe les moindres dires et gestes de Liddell qui questionne tout autant son art que son existence. « Pour être libéré de la mort il faut la désirer », répétera-t-elle toute vêtue de noir, se mutilant, pleurant, criant, se tordant de douleur... L’angoisse à l’état pur, celle qui dévore entièrement, follement, avant l’éclair de lucidité : « Je vis mourante. »

Angelica Liddell jette sa souffrance privée en pâture dans l’espace public. Celle qui se sent déconnectée du théâtre se sert de la scène comme une catharsis. Une sacrée performeuse qui, dans un monde où tout devient quête du bonheur, uniformité, responsabilité et revendication, nous invite à embrasser l’ancestralité de l’art. Et surtout, à accepter cette part de noirceur qui nous rend vivant.

Liebestod
Texte, mise en scène, scénographie, costumes : Angélica Liddell


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