Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Geneviève Bergeron est en voiture; elle écoute, le vague à l'âme, une chanson de Ginette Renaud, grande diva québécoise. Cette médiatrice, attendue deux jours plus tard au Mali, est en route pour l'hôtel Palace d'Ottawa et, toute avocate brillante qu'elle se sait, qui a voué sa carrière à résoudre des conflits à l'échelle mondiale, elle perçoit sous l'averse de neige, avec acuité, ses manques. Elle sent qu'elle entre dans la vieillesse; elle le ressent là soudain...et de regrets mal digérés en désirs qui semblent morts, la coupe trop pleine de ses insatisfactions va déborder pour un détail dérisoire dans la chambre d'hôtel qui l'attend...Elle aura l'occasion d'y croiser une autre femme, miroir tout aussi jumeau que contrasté d'elle-même: une certaine Layla, experte en sinistres, exilée libanaise qui vit depuis trente ans avec son père et ses frères au Canada, qui supporte mal le goût  de sa vie en carton et a l'impression de n'avoir été qu'" un pont au dessus du vide pour que les autres puissent passer"...

Wajdi Mouawad, metteur en scène d'origine libanaise et aujourd'hui nouveau directeur de La Colline - théâtre national, aux distinctions honorifiques nombreuses, a commencé un nouveau cycle de création dit "Domestique". Son premier solo "Seuls" a été créé en 2008; "Soeurs", second volet, poursuit une recherche d'écriture polyphonique dont l'ambition est d'imaginer " une cartographie familiale" décrite sous des angles différents par cinq figures...Suivront encore "Frères", "Père" et "Mère". Annick Bergeron, soeur de théâtre de Wajdi Mouawad, y incarne une certaine Geneviève Bergeron qui est tout à la fois un double d'elle-même et une autre. Elle joue aussi un personnage inspiré de la soeur aînée de l'auteur-metteur en scène qu'elle a fréquentée  plusieurs années sur la demande de l'artiste. Le mot "soeurs" dans cette pièce évoque à la fois le lien de parenté et le lien d'affection et de solidarité qui peut naître entre deux femmes dont les similitudes les invitent à s'unir.

[bt_quote style="default" width="0"]Il y a assez de bleu dans le ciel pour en faire un habit de marin.[/bt_quote]

"Soeurs" dessine le portrait aussi troublant que saisissant d'êtres ballottés dans une quête identitaire confuse où se mêlent en rhizomes complexes les réalités familiales, le poids du déracinement des ascendants, la condition féminine qui se sacrifie toujours plus souvent qu'à son tour et le temps qui passe...Au moyen d'une scénographie d'une belle esthétique où les matières, les images, les sons et les lumières offrent un écrin qui fait sens à l'intrigue, et d'une mise en scène où, dans les premières minutes, le quatrième mur tombe, offrant une ouverture "interactive" aussi surprenante que pertinente, puis oscille ensuite habilement entre monologue (ou soliloque) ancré et scènes projetées où le personnage se numérise, Wajdi Mouawad oscille entre poésie, anecdotique, humour, nostalgie et drame. L'écriture est généreuse et chaleureuse, c'est à dire immédiatement familière. Le jeu d'Annick Bergeron est d'un naturel séduisant ; on entre facilement en empathie avec ses personnages. Il faut ainsi applaudir la prestation de cette comédienne capable d'endosser avec sincérité le rôle de deux femmes à l'accent, la démarche et la condition différents et qui donne au plateau et à ses décors une réelle consistance dramatique. Le travail de Wajdi Mouawad superpose les vecteurs de narration, s'avère pointilleux sur la création d'atmosphères - le bruit des essuis-glaces, les vitres glacées et le souffle du vent à chaque ouverture de la baie vitrée, les souvenirs qui déferlent, les bribes de phrases qui défilent sur les murs - et compose un visage sensible de l'humanité qui porte en elle-même la tragique absurdité de l'existence et est capable de la transcender via l'humour et l'auto-dérision quand elle s'en sent d'attaque, via la solidarité dans les heures difficiles. Quand on sait que "quelque chose sonnera toujours faux", que "soir après soir" on a appris à étrangler ses rêves et qu'on s'est détaché de tout, ne restent que le bonheur de pouvoir savourer "l'immortalité des instants perdus". Il n'y a pas que "les bisons (qui) marchent contre le vent"...

Wajdi Mouawad a imaginé un bel objet théâtral, hommage aux exilés en quête incessante d'une identité qui semble leur glisser fatalement entre les doigts et à tous ceux qui se confrontent au bilan lucide - et donc douloureux - de leurs sacrifices dans le grand manège du quotidien...A voir!

[bt_quote style="default" width="0"]Qu'est-ce que devient une fille de dix-sept ans à qui l'on demande de mettre dans un tiroir les cadavres de ses rêves assassinés?[/bt_quote]

Soeurs
Texte et mise en scène : 
Wajdi Mouawad
Soeurs (Ed. Leméac Actes Sud-Papiers)
inspiré par 
Annick Bergeron et 
Nayla Mouawad
Dramaturgie
 : Charlotte Farcet
Scénographie et dessins : 
Emmanuel Clolus
Lumière
 : Eric Champoux
Costumes : 
Emmanuelle Thomas
Vidéo : 
Wajdi Mouawad et
 Dominique Daviet
Direction musicale : 
Christelle Franca
Composition
 : David Drury
Réalisation sonore : 
Michel Maurer
Maquillages : 
Angelo Barsetti
Décor construit aux Ateliers du Grand T.
 
avec Annick Bergeron

Dates et lieux des représentations :

- Les 28 février et 1er mars 2017 à la Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau ( 34)

- Le 3 mars 2017 à la Scène Nationale du Grand Narbonne ( 11)
- Du mar. 25/04/17 au sam. 29/04/17 à Strasbourg - Le Maillon - Tel. +33 (0)3 88 27 61 81
- Du mar. 16/05/17 au dim. 21/05/17 - Villeurbanne - Théâtre National Populaire (TNP) - Tel. +33 (0)4 78 03 30 00

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer