Gurshad Shaheman : un inoubliable voyage sensoriel aux racines de l'intime
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Nous sommes à la croisée du théâtre et de la performance. Le triptyque "Touch Me", "Taste Me", "Trade Me", fruit de plusieurs années d'écriture et de recherche, s'est joué d'abord par morceaux. Quatre heures trente de spectacle s'annoncent. Appréhension. Pourtant, lorsque la lumière se rallume à la fin, comme lorsque l'on prend congé d'une belle rencontre, on serait bien resté davantage en compagnie du captivant Gurshad Shaheman qui nous regarde dans les yeux!
Sa voix le précède. Empreinte de sensualité et de légèreté grave.
Touch Me. Gurshad Shaheman évoque la figure paternelle, empêtrée dans des représentations masculines archaïques et une pudeur telle qu'elle désoriente et blesse l'enfant qui témoigne et l'adulte qui se souvient: " Des lèvres qui n'embrassent rien d'autre que du vide." Ce manque de masculin sera une quête perpétuelle. La suite des volets confirme cette analyse psychanalytique, même si elle n'est qu'une lecture à laquelle on ne peut pas seulement réduire ce passionnant travail introspectif et artistique.
[bt_quote style="border-left" width="0"]Les effusions de sentiments lui sont insupportables.[/bt_quote]
[bt_quote style="border-left" width="0"]Je le vois qui arpente la place. A la pespective de l'étreinte imminente, son corps se crispe. (...) Son corps a parlé pour lui, malgré lui.[/bt_quote]
Une voix off (qui n'est autre que celle du comédien) nous propulse naturellement à Téhéran. Si Gurshad est physiquement présent sur le plateau, il n'existe pour l'instant que dans les mots du souvenir et le contact que lui offrent les spectateurs. L'évocation de ce père qui "supervise des chantiers à la frontière irakienne" s'opère en parallèle de la mise en place des réalités politiques et militaires de l'Iran.
[bt_quote style="border-left" width="0"]La guerre est une donnée parmi d'autres. (...) Tant qu'elle ronronne, on vaque à nos occupations.[/bt_quote]
[bt_quote style="border-left" width="0"]L'Iran avant la Révolution m'apparaît comme un paradis perdu.(...) Je ne comprends pas pourquoi mes parents ont tant oeuvré à abolir cette fête.[/bt_quote]
Taste Me se focalise sur la figure maternelle, aux rêves brisés par la contraction d'un mariage à l'âge de dix-huit ans et l'Histoire de son pays natal soumis à un régime totalitaire et islamiste radical. Gurshad cuisine tandis que la voix off poursuit son récit autobiographique. Tandis que les papilles se délectent des saveurs du plat préparé, on entend le quotidien d'un enfant bercé par des musiques orientales et françaises, l'on découvre les transgressions à la loi opérées dans l'intimité des maisons et s'invitent de nouveaux personnages dans la poursuite d'une adolescence moins préservée...jusqu'à l'anecdote finale avec Jean-Louis, en guise de dessert, qui dérange nos estomacs.
[bt_quote style="border-left" width="0"]Pour ma mère, les humiliations d'ici-bas sont bien plus importantes que les menaces de l'au-delà .[/bt_quote]
Trade Me . L'on se concentre maintenant davantage sur le produit des deux identités précédemment décrites. Qu'est Gurshad au sortir de l'adolescence? Une somme complexe de désirs contraires, d'ambitions peu définies et contrariées. Dans ce volet, on perçoit d'abord la teneur tragique de la fatalité : nous sommes le résultat contingent d'un vécu sur lequel nous n'avons eu, nous n'avons et nous n'aurons jamais de prise. De ce bagage affectif, culturel, historique, social et familial, nous tirons un moi aussi multiple que balotté. Celui de Gurshad, déraciné et s'opposant plus ou moins consciemment à la figure du père, se noie dans les amours tarifiés, se renie dans une passivité décisionnelle et s'efface dans des étreintes d'amants éphémères. Les mots savamment choisis évitent le vulgaire et le sordide, ne font percevoir qu'un cri étouffé. Conclusion et aboutissement d'une époque. Le chemin à parcourir ne fait que commencer, l'individu poursuit sa construction...La fin annonce une rédemption, une sublimation, une transcendance. Que l'on constate puisqu'on est au centre d'un dispositif artistique. Plutôt que d'utiliser "le rituel des larmes", l'individu a choisi d'autres armes pour se protéger de l'absurdité et des douleurs de l'existence.
[bt_quote style="border-left" width="0"]Je ne suis que la coupe dans laquelle tu ne bois que le nectar de la faute.[/bt_quote]
Si le premier volet se vit pour le spectateur avec une bienveillance complice et attentive face à un performer qui partage avec lui ses photographies et ses anecdotes du passé, déjà l'on perçoit la réelle volonté de cette géniale mise en scène de nous impliquer...pour mieux nous embarquer, titiller au plus haut notre empathie, secouer nos représentations et nos clichés, nous faire glisser progressivement dans le rôle d'un spectateur-acteur qui touche Gurshad pour réactiver ses souvenirs, qui se laisse séduire par sa démarche chaloupée, ses moues séductrices et son regard de braise et qui aura envie de traverser le rideau de perles... Oui, Gurshad Shaheman n'est pas qu'un écrivain talentueux, aux mots aussi poignants que percutants, aux images au pouvoir voyageur et à la capacité de faire renaître des mondes disparus. C'est également un interprète au charisme troublant. Lorsqu'il est vêtu d'une robe de femme pour cuisiner et servir le repas, sa sensualité enveloppante et espiègle déstabilise. Sa capacité à toucher le public est impressionnante : chaque spectateur volontaire - ou désigné par le hasard - devient malgré lui un élément sensible dans cette quête de lui-même.
Cette pièce en trois actes est à applaudir également pour ses divers dispositifs : les accompagnements sonores choisis, flirtant souvent avec l'intimité feutrée d'une lumière tamisée, sont particulièrement pertinents . La scénographie s'adapte à la perfection à l'ambiance désirée. Dans "Trade me", ce carré-alcôve, pans de tissus que caressent des rideaux de perles roses, assorti de lumières savantes, suffit à exacerber les sens ; le fait de deviner ce qui se trame, en transparence, crée le trouble chez le spectateur qui, tétanisé à l'idée d'être désigné au début du processus, souhaiterait vivement y entrer ensuite. Brillante métaphore technique qui crée la frustration et rappelle sans doute à quel point la vie est loin d'être limpide.
"Pourama, Pourama" est le récit d'un être déraciné et en proie à de multiples culpabilités qui ont tissé une toile dans laquelle le prisonnier n'oppose pas de résistance. Au fur et à mesure des volets, Gurshad nous fait réaliser l'importance de la sensorialité et du charnel dans notre construction personnelle...Nous sommes faits des caresses de nos parents, de nos amants, des plats que nous mangeons, des frissons qui nous parcourent et lui qui a ressenti la fragilité de l'existence au coeur de la menace de la guerre exprime peut-être avec plus de vécu et donc d'acuité cette urgence de vivre malgré tout. De sentir et de ressentir. Au gré donc de multiples expériences sensorielles partagées ( toucher, manger, écouter, boire), cette pièce nous invite à la fois avec douceur et sans tabou à un voyage autobiographique où l'on est placé au centre du dispositif. Une autopsie à coeur ouvert où l'émotion de l'Histoire se vit au travers de la lucarne d'une destinée individuelle. Un témoignage à la portée stomacale simple comme le refrain d'une chanson de Samantha Fox, de François Feldman ou de Patricia Kaas. On concluera par une phrase de l'auteur-interprète : "Il y a des visages qu'on n'oublie pas". Celui de Gurshad en fera partie désormais.
[bt_quote style="border-left" width="0"]Cela me prendra des années de prendre le contrôle de mon corps.[/bt_quote]
POURAMA POURAMA
THÉÂTRE — PERFORMANCE
DUREE Durée — 4h30 avec 2 entractes et repas inclus
ACTE I – TOUCH ME
 ACTE II – TASTE ME
 ACTE III – TRADE ME
Textes
 : GURSHAD SHAHEMAN
Assistant mise en scène
– pour Trade Me – Anne-Sophie Popon
Collaboration à la dramaturgie
 : Youness Anzane
Conception et Interprétation
 : GURSHAD SHAHEMAN
Scénographie
 : Mathieu Lorry-Dupuy Assistants scénographie : Ava Rastegar et Julien Archieri
Collaboration
 Coach mouvements : Olivier Muller
Lumière
 : Création lumières et direction technique : Aline Jobert

Création sonore, enregistrement et mixage : Lucien Gaudion
Construction décor
 : Julien Archieri
Site internet de la compagnie : 
WWW.LESBANCSPUBLICS.COM
Crédit-photo : Anne-Sophie Popon
Dates et lieux des représentations:
- Les 21 et 22 octobre 2016 à la Manufacture Atlantique ( Bordeaux) - dans le cadre du FAB ( Festival International des arts de Bordeaux Métropole)
- Les 10 et 11 février 2017 au CCAM - 54500 Vandoeuvre-lès-Nancy
- Du mar. 03/10/17 au sam. 07/10/17 à Rouen - CDN de Normandie - Rouen - En partenariat avec Théâtre des Deux Rives - Tel. +33 (0)2 35 70 22 82
- Du ven. 16/03/18 au sam. 17/03/18 à Valenciennes- Le Phénix Scène Nationale Valenciennes - réservationTel. +33 (0)3 27 32 32 32
- Du ven. 18/05/18 au sam. 19/05/18 à Orléans - CDN Orléans/Loiret/Centre - Tel. +33 (0)2 38 81 01 00
- Du jeu. 17/01/19 au sam. 19/01/19 à Liège au Théâtre de Liège
- Du ven. 08/03/19 au dim. 17/03/19 à Montreuil au Nouveau Théâtre de Montreuil - Tel. +33 (0)1 48 70 48 90