Sortir du cadre » de Marie-Agnès Gillot : toute une vie pour la danse
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.com/ Des mots reviennent. Etoile bien sûr, et aussi grâce, liberté, indépendance… Elle s’imaginait chanteuse lyrique, elle a été danseuse à l’Opéra national de Paris. Elle a fait ses premiers pas de danse à 5 ans, a commencé l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris à 9 ans, est entrée au Corps de ballet à 14 ans (avec une dispense d’âge), passe tous les échelons, est nommée première danseuse à 24 ans puis étoile à 28 ans à la suite de la représentation de Signes de Carolyn Carlson et devient la première danseuse à être nommée à l’issue d’une œuvre contemporaine. Le 31 mars 2018, elle fait ses adieux à l'Opéra de Paris le 31 mars 2018 en dansant l'« Orphée et Eurydice » chorégraphié par Pina Bausch- à la fin de la représentation, les spectateurs, debout, applaudissent frénétiquement pendant vingt minutes. Une vie pour la danse… et à 47 ans, Marie-Agnès Gillot s’est glissée dans les rayons des librairies avec un beau livre, « Sortir du cadre ». Tout un programme en forme d’autobiographie.
Ah ! ce 31 mars 2018. Paris. Opéra Garnier… La danseuse titre le chapitre « Une étoile filante », et écrit : « Je suis Marie-Agnès Gillot. J’ai 42 ans et me voilà retraitée… Pina, je viens de danser et de vivre les derniers pas d’« Eurydice ». C’est mon sacre aujourd’hui. La danse est la manche de revers à tous les freins de ma vie d’enfant. La justice n’était pas présente. Le drame constant. Ma seule liberté était le jeu de bouger dans les airs, d’imiter les bombes noires de ma vie. Je ne danse que pour vivre, l’énergie suprême ». Trente-sept ans de danse depuis l’enfance, et ce jour-là sur la scène de l’Opéra Garnier (« mon palais, ma bâtisse préférée à Paris), Marie-Agnès Gillot vient de vivre ce que nombre de sportives et sportifs de haut niveau appellent « la petite mort »… Une autre vie, alors, sur d’autres scènes, dans d’autres théâtres- ceux de la vie qui va.
A 7 ans, elle ne tenait pas en place. « Un jour, je casse la télévision, sans le faire exprès. C’est ma jambe, elle part au ciel. Je peux la lever. J’adore faire le grand écart. C’est facile pour moi, je suis élastique ». Un jour, sa mère lui demande d’aller acheter un kilo de tomates, la gamine achète trois pommes- la mère : « Mais tu es folle ! Calme-toi, ma biche… Tu vas faire un peu plus de danse ! » Plus tard, elle quittera Caen et sa famille après une dernière classe de neige (« Malheureusement, j’ai interdiction formelle de skier. Danseuse étoile et étoile des neiges ne font pas bon ménage ») pour l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris. La directrice est une figure du monde de la danse- elle est autant crainte qu’admirée, elle s’appelle Claude Bessy et a « fabriqué » nombre de futur.e.s danseurs et danseuses étoiles.
Après l’Ecole de danse de l’Opéra et ses petits rats, Gillot intègre le Corps de ballet. Bienvenue dans un autre monde. Elle y sera successivement quadrille, coryphée, sujet, première danseuse. A 17 ans, en Bulgarie, elle participe au Concours international de ballet à Varna (tenu pour les Jeux olympiques de la danse)- elle y sera finaliste. Sur la scène du Palais Garnier, elle danse dans des pièces chorégraphiées par Mats Ek, Angelin Preljocaj ou encore John Neumeier. Elle est encore sujet quand Kader Belarbi la choisit pour sa création de Salle des pas perdus. On la voit dans « Raymonda » de Rudolf Noureev, elle y danse le grand pas espagnol, dans « So schnell » de Dominique Bagouet, dans « Le Sacre du printemps » de Vaslav Nijinski… on la voit aussi dans des rôles comme Myrtha dans « Giselle », la maîtresse de Lescaut dans « L'Histoire de Manon », la reine des dryades ou la danseuse des rues dans « Don Quichotte » de Rudolf Noureev… Promue première danseuse, on la retrouve dans « Clavigo », une création de Roland Petit, ou encore dans « Le Concours » de Maurice Béjart.
Et puis, cette date. 18 mars 2004. « Etoile, enfin ! » Elle écrit : « Ce soir-là , je suis nommée étoile. Et bizarrement, c’est presqu’un jour comme un autre. Je l’avais sans doute trop attendue, cette nomination… » Pendant quatre années, Hugues Gall, le directeur de l’Opéra, avait refusé cette nomination… Quelques pages plus loin, Marie-Agnès Gillot écrit : « Une étoile crée sa propre lumière… J’ai 28 ans. Il me reste quatorze années avant ma retraite imposée à l’âge de 42 ans. Quatorze années que je souhaite intense, je suis insatiable. J’ai soif de connaissances. Je veux découvrir de nouveaux horizons, me nourrir de toutes formes d’art. Jamais fatiguée. Cette étoile sera ma liberté ». Etoile, on la verra encore dans des ballets de Béjart, Petit, Preljocaj mais aussi de Pina Bausch, et elle s’offrira quelques sorties du cadre (de l’Opéra). Ainsi, pour le festival Suresnes Cités Danse, elle crée « Rares Différences » avec des danseurs classiques et hip hop ; pour l’Opéra de Paris, avec « Sous apparence », elle expérimente le langage de la pointe, portée aussi bien par des danseurs que par des danseuses, et sur la scène du Théâtre du Rond-Point, dans « Après la bataille » de Pippo Delbono, elle partage la distribution avec Gianluca, trisomique, et Bobo, sourd-muet…
Souffrant depuis l’enfance d’un lourd handicap, une double scoliose qui l’oblige à porter un corset (« 21 heures sur 24, précise-t-elle. Je le quittais seulement pour danser… »), elle est considérée comme la « danseuse contemporaine » de l’Opéra de Paris. Un gabarit rare dans le monde des danseuses- « je ne fais que 1,75 mètre mais avec mes bras de singe et mes jambes interminables, on m'en donne beaucoup plus ! » Une présence scénique étourdissante, une technique d'une grande finesse, des interprétations sensibles et justes, c’était Gillot la danseuse au diadème d’étoile. Ces temps-ci, on la croise à Tinqueux, près de Reims, où elle est la directrice artistique d’une école de danse et on la voit chaque semaine à la télé dans l’émission « Danse avec les stars » (sur TF1), elle y est membre du jury… « Sortir du cadre », dit-elle, écrit-elle.
Sortir du cadre
Auteure : Marie-Agnès Gillot
Editions : Gründ
Parution : 29 septembre 2022
Prix : 34,95 €
Extrait
« Il avait un caractère direct et franc : Rudolf Noureev. Il fut l’un des plus grands danseurs du monde de notre époque, exigeant, charismatique, qui venait s’entraîner tous les jours. Il accordait une place très importante au corps de ballet. Il était pour lui la star de la compagnie. La première fois que je l’ai vu, c’était pour « Casse-noisette », j’avais 10 ans, dans le groupe des rats qui tournaient autour de lui en scène. J’en avais très peur. Ses yeux pouvaient nous transpercer quand il nous regardait, et c’était une chance d’être regardée. Je sentais son regard sur moi. Je ressentais à la fois de la fierté et j’étais terrifiée ».