Fred Beltran : un univers rockabilly et bio-mécanique qui n'oublie ni le glamour ni l'humour
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Originaire d'Île-de-France, à la fin du lycée, Fred Beltran contribue à la naissance des Stylbop, un groupe de néo-rockabilly dans lequel il joue de la guitare. L'école n'étant pas son dada, il préfère également dessiner au fond de la classe et en vient naturellement en taper aux portes des éditeurs de BD à l'âge de 19 ans. Sa première bd, "La pyramide bleue", date de 1985 mais ne sera jamais éditée. Si les Stylbop se dissolvent à ce moment-là, Fred Beltran poursuit son chemin musical avec les Duck and Cover. Son second album graphique " Le Ventre du Minotaure" est publié par Les Humanoïdes associés en 1990. Côté musique, la même année, c'est la naissance des Snails avec lesquels l'artiste fera deux albums ( les Snails et L'équipage) avant de se séparer huit ans plus tard. L'auteur s'intéresse de très près aux progrès informatiques et, en 1994, il décide de se séparer de ses crayons pour s'adonner au numérique. Vont naître "Nina", une barmaid plantureuse, qu'il crée pour un éditeur japonais...et la série des "Technopères" puis "Mégalex", suite à sa rencontre avec Alexandro Jodorowsky. En 2002, il publie "Pin-up girls from around the world", un recueil d'illustrations. En ce début d'année 2016, la galerie Daniel Maghen a choisi d'exposer son travail; l'occasion de découvrir d'abord les réalisations talentueuses d'un auteur - habitué à des travaux réalisés intégralement au numérique- avec des outils plus traditionnels : acrylique, encre de chine, pastels, crayons de couleur, stylo à bille… les techniques que Fred Beltran emploie sont décidées en fonction du sujet et chacun de ses sujets a son propre style. L'artiste varie également les supports employés : papier au bois, carte à gratter ou toile. Ensuite l'opportunité de se plonger dans un univers singulier, nourri de science-fiction et de rock’n’roll, jouant sur les contrastes de couleur et de ton et n'oubliant pas d'insérer une juste dose d'humour décalé. Vous auriez tort de ne pas vous laisser tenter...
Quelques questions, d'abord, concernant vos marottes....et pour commencer le rockabilly et la culture américaine. Quelles images et sons gardez-vous en mémoire qui avaient provoqué votre adhésion à l'époque?
Rien n'est simple...
Je suis un enfant du "plan Marshall", des trente-glorieuses c'est sûr... Du western du dimanche après midi...Je suis d'origine espagnole aussi, et même si j'ai grandi dans un contexte 100 % français (je ne dis pas un mot d'espagnol), mon passé s'arrête avec mes grand parents peu ou prou, je crois que je me suis inventé mon propre background culturel à partir des éléments qui se trouvaient à ma disposition... ça allait d'Elvis à Brassens, de Charlie Parker à Dvorak en passant par The Clash...C'est vrai que dans mon univers la contre-culture américaine est primordiale, c'est d'elle que vient ma passion pour la musique, le cinéma, la bande dessinée, etc ...
Je vivais dans une ZUP... A cette époque "les zonards" (comme on les appelait) écoutaient du r'n'r ensemble autour du bac à sable, quelle que soit sa couleur...
Chez moi on écoutait du jazz/swing/r'n'r/
Bref, c'est tout un contexte.
Un mot sur la genèse des Stylbop par exemple? A l'époque, vous aviez la banane, la guitare en bandoulière et vous parliez amour et automobile dans vos chansons?
On faisait la fête surtout, on aimait le trip, c'était normal pour nous, ça collait à nos références...
Besoin d'insouciance aussi...J'étais pourtant très politisé bien plus que maintenant... et aux antipodes de Ronald Reagan (pour être bien clair)...
Il y avait déjà des personnes qui se demandaient comment je pouvais concilier une certaine "conscience géopolitique" et mon goût pour le rockab'... Je crois qu'ils n'avaient pas compris le concept même de "contre culture" (ha ha !)
Puis c'était dans l'air du temps... Les Stray cats venaient de débouler...
Je n'ai jamais eu à me forcer pour en être, ni même à me justifier à ce propos...
Pour moi ça coulait de source ce trip... Je m'y sentais chez moi. Cela dit, Stylbop n'a duré que deux ans... Je suis parti très vite vers le swing et le jazz (Duck'n'cover) puis le Punkabilly (les Snails puis les Washington dead cats) ...
Mégalex. Les technopères. La science-fiction, vous êtes tombé dedans quand vous étiez petit?
Je me rends compte que je suis assez monolithique en fait, dans cet imaginaire qui m'est propre et dont je parle plus haut, le r'n'r, les westerns, la science-fiction, la bd, tout ça c'était la même chose...Tous mes centres d'intérêts s'entremêlent dans un même "melting pot" dans lequel se trouvent à la fois toutes mes passions : la musique, l'astronomie, la paléontologie, l'histoire, la mécanique et la bidouille, les arts (tous les arts)...Je m'ennuierais terriblement si je devais faire quelque chose de trop réaliste, de trop ancré dans la "vraie vie"... Elle m'ennuie... Je trouve le réalisme réducteur...Ce que j'aime surtout dans la science-fiction, c'est qu'elle permet de parler du présent en le transposant ailleurs... La fiction pure je dirais plutôt...
Bon, ce n'est pas une question de fond mais quand même....Dans les bds de Fred Beltran, les femmes ont TOUJOURS de fortes poitrines. Impossible pour vous d'imaginer des personnages féminins autrement? Est-ce une représentation féminine héritée des pin-up etc. qui va de pair notamment avec l'esprit rockabilly? Bref : doit-on s'en référer là à des questions d'esthétique...ou de psychanalyse?
Je l'attendais celle-là ! ha ha ! Je finis par dire que c'est ma marque de fabrique ! C'est petit à petit que c'est installé le truc... ça me vient au départ d'un certain imaginaire, j'étais fasciné par les grandes stars du cinéma des années 50 et 60, Sofia Loren, Marylin, fasciné par la figure marquante de Barbarella (de Forrest), je piquais les Playboy (US) de mon père et j'adorais ce que j'y trouvais, les playmates bien sûr mais aussi les illustrations, les articles...J'adorais ce qui était interdit, un film avec le carré blanc ? c'était pour moi ! J'adorais Fellini et son monde que je trouvais foutrement plus réel que celui qu'on me montrait ailleurs... Un monde plein de femmes généreuses et fantasques...Un monde qui ressemblait au mien, fait de rêves, d'inconscient, de personnages mythiques et réels en interaction... des personnages très typés, exagérés comme dans une sorte de théâtre grotesque reflet de l'incohérence du monde... Mes "filles" sont issues de ce monde-là, à l'instar de madones du néolithique, elles ne sont pas réelles, elles incarnent "un principe féminin" qui m'est propre et que je ne peux pas expliquer... pas avec de simples mots... "Marque de fabrique" aussi parce que, la question régulièrement posée, il aura fallu que j'y réponde, je me suis dit qu'il y avait là quelque chose d'important finalement... Je sentais bien que ça dérangeait. Voulais-je imposer une esthétique particulière ? Étais-je de mèche avec l'industrie du silicone ? Faire des grosses poitrines à mes héroïnes n'était-il pas racoleur tout de même ? Bla bla bla ... La liste est longue... Bref, ça chiffonnait une certaine "bonne conscience", un certain "politiquement correct" ... et j'aimais ça ! A les écouter, avec de pareilles images on ne me prendrait jamais au sérieux, on ne me trouverait jamais accroché aux murs des musées ^^ hu hu hu !... Tant mieux ai-je pensé alors, et j'en ai fait un principe ! J'aimais ce concept de ces figures à la fois sensuelles et fortes, ultra féminines et totalement indépendantes... Mère, fille et autre chose à la fois ...Puis ce sont "les femmes" elles-mêmes qui m'ont encouragé à continuer, je recevais des courriers de fans quand je bossais pour "Jeune et jolie", courriers exclusivement féminins, et tous me disaient "merci"... Merci de montrer cette vision-là de la femme disaient-elles. J'étais fier. Après, je considère que tout dans le dessin est psychanalytique, de A à Z... surtout quand, comme dans mon cas, on privilégie le dessin "de mémoire"... Tout est message aussi... ça parle de mon amour pour la femme avec un grand F, avec les outils de mon imaginaire... Bref, je pense que le sujet perturbe bien plus certains que moi même...
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L'humour ensuite, souvent décalé. Qu'est-ce qui fait rire Fred Beltran? ( Oui...c'est une question difficile, on en a conscience...)
... En vrac alors :
- Tout peut me faire rire...
- J'aime surtout "rire avec" plutôt que "rire de"...
- Quand c'est trop sérieux alors il faut en rire...
- Et même quand on rigole il peut y avoir un fond très sérieux... en gros...
Si vous deviez citer des auteurs de bds qui vous ont fortement marqué et vous ont donné envie de taper aux portes des éditeurs de bd lorsque vous avez eu l'âge d'en publier vous-même, vous diriez...?
Moebius, Druillet, Franquin, Bilal, Nicollet, Corben, Uderzo, Morris, des dizaines d'autres... J'ai grandi en un temps béni pour la BD, les journaux étaient légion... Mon père me ramenait Spirou et Pilote de son boulot... Je les dévorais littéralement !!!
Lesquels, diriez-vous, ont vraiment influencé votre style graphique?
Tout ceux cités plus haut... Mais à vrai dire, et très humblement, je me suis surtout formé tout seul dans des bouquins sur la peinture de la renaissance... Le quattrocento en particulier... La peinture italienne, flamande ou française de cette époque à cheval entre le moyen âge et le "monde moderne"... Les techniques de cette époque, la gravure, la peinture sur bois, les préoccupations à la fois artistiques et scientifiques... Quand on regarde bien je viens de là surtout...
Certaines illustrations qui seront exposées à la galerie Daniel Maghen répondent aux codes des vieux comics américains , diriez-vous que vous êtes un peu nostalgique de cette époque?
Force est de constater que tout mon parcours suit la même logique : s'appuyer sur les anciens pour inventer son propre truc, plutôt que de partir des codes de mes contemporains... La fameuse guerre des classiques et des modernes...Ces fameux codes sont vieux comme la nuit des temps...Le chemin est le même en musique et en dessin.
Votre univers aime jouer avec les oxymores : vos madones plantureuses et bio-mécaniques en sont un exemple probant. Diriez-vous que vous aimez créer des images qui surprennent, basculent même dans une certaine provocation délicieuse?
J'ai l'impression que tout est oxymores finalement... Le yin et le yang, le clair et l'obscur...C'est cette complexité des choses qui m'intéresse, le fait que rien ne soit tout à fait comme on l'imagine, que chaque chose évoque le tout et son contraire... Ce qui fait que parfois les mots ne suffisent plus...
En 1994, vous devenez l'heureux possesseur d'un mac et vous débarrassez de vos vieux outils de dessins. Et vous devenez un inconditionnel du numérique. Un précurseur même, puisque vous commencez dans les années 90. Cela veut-il dire que vous n'étiez pas spécialement attaché à vos stylos, pinceaux? Que vous en aviez marre d'avoir toujours les mains sales?
Je ne suis attaché qu'à l'apprentissage du métier, peu importe les outils...J'ai beaucoup communiqué à l'époque sur le sujet... J'avais besoin d'expérimenter le concept à fond, j'avais trouvé là le moyen de combiner nombre de disciplines que j'avais abordées les années précédentes (architecture, dessin, peinture, scénographie, etc) dans un seul et même projet...J'ai adoré ça. Je m'y suis mis à fond, complètement... trop... Un jour j'en ai eu marre...
En 2016, dans les oeuvres exposées à la galerie Maghen, vous revenez à des techniques classiques...pourquoi l'envie d'y revenir?
J'ai toujours su que j'allais y revenir, ça faisait même partie de la démarche quelque part. Je l'avais annoncé en 2008 officiellement... Aujourd'hui c'est fait !
Vous prisez les portraits sur fond monochrome, on se trompe? Est-ce pour que l'oeil ne soit pas déconcentré du sujet?
En effet, je suis très intéressé par ça en ce moment... Pas facile d'en parler...Moebius parlait d'une vibration qu'on cherche tous alors qu'on dessine... Ce moment magique où l'image se met à vibrer réellement devant vous, le moment où elle vous dit : "c'est bon là, je suis en vie, je suis là, pose ton pinceau"... Un truc difficile à expliquer... Il faut toujours essayer des choses différentes pour continuer encore à chercher ce Graal... Je travaille donc en ce moment sur la vibration particulière qui s'opère entre les niveaux de gris d'un coté et une couleur particulière de l'autre... entre autre... C'est vraiment pas simple d'en parler... Même si je suis content qu'on me pose la question...
Le grain de la peau est aussi un détail que vous semblez particulièrement soigner...
La surface surtout... Sentir la surface physiquement, qu'elle soit là, tangible... Qu'elle parvienne à s'affranchir des deux dimensions... Qu'elle devienne réelle... Un "syndrome de Pygmalion" ? ( sourire)
Pour conclure, peut-être: la recette idéale d'un album pour Fred Beltran?
Aucune recette particulière en fait... je m'accroche à mes rêves d'enfant...
Du 20 janvier au 20 février 2016 ( Vernissage le 21 janvier à 19h)
Galerie Daniel Maghen ( 47 quai des Grands Augustins, 75006 Paris )
Les illustrations de cette interview sont de Fred Beltran et exposées à la Galerie Daniel Maghen.
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