« Tssitssi » de Claire Castillon : adolescence sucrée-salée…
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan -Lagrandeparade.fr / Une idée fixe, comme une obsession : « Ever ou Ilona. Si je veux des relations de haut niveau, qu’on me sorte aux Champs-Elysées ou dîner à l’Oppio, il faut que je change de prénom. T’offres pas un Ophidia à une Hélène qui vit à Meudon. Je préfère un Vuitton en plus… »
Hélène a 16 ans, et vit donc à Meudon, banlieue ouest de Paris, avec son père et « la mère des jumeaux » qui « a plein d’écharpes Monop bien cheap, et elle sait même pas que si elle veut se tonifier, il faut avoir froid ». Confidence de la jeune fille : « Le rêve de mon père, c’est d’avoir le nouveau Jogger Dacia. Avec la mère des jumeaux, ils adorent camper dans la montagne, replier les sièges arrière, et dormir dans le coffre. Après, faut pas s’étonner que j’ai pas d’objectif professionnel dans la vie ». Elle habite entièrement « Tssitssi », le nouveau et formidable roman de Claire Castillon, qui depuis vingt-cinq ans et « Le Grenier » (2000), illumine régulièrement la littérature francophone à coup de livres mêlant l’amertume et le doux, le salé et le sucré…
A pas feutrés, quasiment sans tapage, la romancière s’interroge, avoue ne pas comprendre « où est passée la vie profonde, la réflexion, la vie intime, la vie personnelle. A vrai dire, je ne comprends pas où est passée la vie ». Et nous voilà embarqué.e.s dans les pages de la jeune Hélène, qui rêve sa vie en bottes Prada avec un sac Gucci, dans une maison avec une baignoire carrée au milieu du salon et des pommes vertes dans des vases- confidence de l’auteure : « Elle veut avoir, ça évite d’être ». Hélène est, bien sûr, sur Instagram, elle a mille followers « et depuis que je pose en bikini sur ma photo de profil, ça monte. J’ai de moins en moins envie de répondre quand on m’appelle Hélène. Ça jure avec l’image que je renvoie… ». Sa vie qui va au quotidien, c’est une « banal song » qui, inévitablement, fera d’elle un « cassos » (en VF, cas social) quand elle aura 40 ans. Et puis, elle a une copine, Poppée, « c’est pas son vrai prénom, mais ça marche mieux sur les mecs que Lucie ».
D’ailleurs, c’est Poppée qui lui demande de se trouver un pseudo, « alors j’ai pris Tssitssi. Elle trouve ça idéal. Mystérieux, sifflant, enfantin. Les vieux vont adorer. Maintenant il faut que je le prononce comme elle ». Et Hélène- Tssitssi n’en démord pas, sa vie n’est envisageable qu’en bottes Prada et sac Gucci dans une maison avec une baignoire carrée, à cent mille lieues du quotidien de la mystérieuse « mère des jumeaux » qui ne fait jamais la gueule et « n’attire pas grand-chose, à part mon père ou le retoucheur qui l’appelle ma grande, avec son 85B, ses triangles sans armature et sa Cologne à la rose »… Avec Poppée, Tssitssi rédige son profil- la copine lui conseille : « Il ne faut pas avouer la vérité… Il faut dire des trucs qui excitent les mecs » et aussi : « Laisse tomber Tssitssi. Sur la bouffe, t’es mauvaise. Mais du coup, fais celle qui se désintéresse du sujet. La rebelle qui aime pas bouffer. Qui pince les lèvres, qui explose de rire. Fais la bombe ». Faire la bombe pour alpaguer un « sugar daddy », qu’il faut prononcer « chougar daddy » comme le précise Poppée, influence version années 2020, jamais à court de « bons » plans et dont la philosophie de vie est simple : « Tu sais, dans ta vie tu vas coucher avec plein de mecs contre rien, des petits merdeux qui te feront pas jouir, puis des gros maris qui te feront chier avec ce qu'il y a au menu ou des sales cons qui te mettront des beignes et te rappelleront jamais, donc autant le faire pour du blé, non ? »
Avec une telle copine, comment Tssitssi oublierait ses envies et ses besoins de bottes Prada, de sac Gucci, d’autant que les études ne la branchent guère ? C’est alors le plongeon dans la prostitution- commentaire de l’auteure : « Vendre son corps pour gagner des chaussures Machin est en effet ne pas savoir qu’on a soi-même une valeur ». La descente aux enfers pour une jeune fille aussi naïve que vulnérable, rageuse et fragile, embrumée de confusions, embourbée dans une double personnalité, détruite par des troubles psychologiques. Une fois encore, Claire Castillon happe lectrices et lecteurs, ne les lâche pas, les emmène là où elle a décidé par son écriture cinglante, acérée, tout aussi hoquetante que fluide. « Tssitssi », c’est le grand roman d’une jeune fille qui finit, seule un soir, sur un trottoir. Une jeune fille qui ignorait que les illusions n’ont pas la vie longue…
Tssitssi
Auteure : Claire Castillon
Editions : Gallimard
Parution : 13 février 2025
Prix : 18,50 €
Extrait
« J’arrive pas à dormir. Ça m’énerve de ne pas avoir de photos de moi réussies. Je vais demander à mon père s’il veut bien me payer un book. Je ferai des photos avec un vrai photographe, et si je veux des cuisses plus étroites, il les retouchera. J’ai faim. J’entends plus de bruit en bas. Ils ont terminé leur fête. Je vais aller me faire un petit sandwich Vache qui Rit- Nutella en attendant le jour où j’aurai du caviar dans le frigo… »
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