Où étiez-vous tous : le soir d'une jeunesse à la recherche de sa ligne de fuite
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Paolo di Paolo, l'auteur de "Tanta Vita" déjà paru chez Belfond, est né à Rome en 1983. Avec "Où étiez-vous tous", lauréat du Superpremio Vittorini, le romancier nous fait entrer dans l'Histoire des années Berlusconi par la petite porte de derrière, celle de l'anecdote affective: Italo, alors étudiant -en Histoire bien sûr-, revisite le journal décousu de ses années de désenchantement auprès des siens, suite à un événement fortuit, générateur de tensions familiales : un accident de voiture qui mènera son père devant la justice.
Aussi ce témoignage dont on feuillette les pages prend-il l'allure du fatras nécessaire et dérisoire de ce qui témoigne d'un quotidien vécu, usé, transpiré, habité par une âme singulière: fragments, collection d'objets, coupures de journaux, photographies annotées et tout ce que nous conservons et classons ainsi comme traces de ce qui a eu lieu. En même temps, de telles accumulations mélancoliques ne confirment-elles pas la dispersion de l'évenementiel au point de le rendre insaisissable pour toute conscience qui se retourne sur son passé, avide d'un point fixe depuis lequel l'appréhender en une fois? C'est donc avec une tendresse de connivence qu'on se laisse porter par le flux plein de vigueur de cette très jeune mémoire à la fois ingénue, sans concession et déjà nostalgique, épinglant pour nous sur le tabloïde des années 1990-2010 aussi bien la mort du juge Borsellino que le premier baiser d'Italo, l'annonce de l'attentat au Trade Center interrompant sa révision des déclinaisons latines, ou les funérailles de son grand-père dans un fort vent d'avril.
Car, qu'on ne s'y trompe pas, la question "où?" ici est l'autre nom de la question "quand?". Alternative moderne à la quête proustienne du temps perdu, ce livre s'intéresse au temps en train de passer qui émouvait Bergson, et, s'amassant, défie tout historien confronté à l'évanescence de l'instant, à la mouvance de la durée, à l'élasticité des existences, et à la non-linéaire Histoire sous-tendant les petites histoires. Quand Paolo Di Paolo place son narrateur au croisement de coordonnées existentielles spatiale et temporelle, c'est l'indocilité des lignes qui l'intéresse. Il dépeint comment toute mémoire tente d'investiguer des points artificiellement isolés dans une géométrie molle dont l'abscisse épouse l'axe du temps et l'étendue de l'espace recouvre l'ordonnée.
Quant au véritable personnage vers lequel convergent ces axes, quel est-il? Car "Où étiez-vous tous?" sonne comme un reproche tendre et cependant sans indulgence, qui dit l'échec d'une génération, et en désigne l'implacable responsabilité devant celle qui la suit de près. Qui n'était pas "là " aux moments clé de l'Histoire en marche et aurait dû vaincre la bourrasque du temps? De quel procès s'agit-il ? De celui du père d'Italo pour harcèlement d'un élève? De celui de Berlusconi, auquel notre étudiant voudrait consacrer un/une "mémoire"? Paolo di Paolo interpelle-t-il l'Italie même, interrogeant son avenir au regard de son passé?
Sans doute s'adresse-t-il un peu à tous à la fois, mettant en scène tous ces figurants comme autant de héros potentiels sous les projecteurs. Chacun gravite autour du narrateur au sens de ces monades qui renferment chacune le reflet de l'autre sans en épuiser le fuyant mystère. D'où ce vertige qui nous étreint le coeur au fil des pages: pour empêcher quelque chose encore faut-il l'isoler dans la trame évanescente du temps. Ainsi l'auteur nous invite avec une sobrieté efficace à ce questionnement délicat sur l'illusion des consciences qui prétendent qu'on contrôle quoi que ce soit du cours des choses.
La poésie de son style en est peut-être la meilleure réponse, qui fixe notre attention émue au hasard des pages de l'Histoire, la grande et la petite, sur la fugacité du désir, la blancheur d'un bout de nappe, des odeurs de soupe de grand-mère ou la soyausité d'une neige inopinée.
Et ce n'est pas la moindre qualité de ce texte, traduit avec élégance en français par Renaud Temperini, qu'aborder le sujet sous un angle éminemment poétique, et de ce fait bouleversant pour toute raison, celle d'une époque, la leur, la nôtre, éprise du leurre des vaines certitudes. "Où étiez-vous tous" de Paolo Di Paolo, c'est le soir d'une jeunesse qui se lance moins à la recherche du temps perdu que de sa ligne de fuite.
Où étiez-vous tous
Paolo DI PAOLO
Editions Belfond
Traduit par Renaud TEMPERINI
Septembre 2015
17 € - 140 p.