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Adieu la mélancolie : les coulisses d’une Chine incomprise

  • Écrit par : Guillaume Chérel

criéePar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/  Avec Adieu la mélancolie , Robin Renucci donne le ton de ce que sera la programmation à la Criée, sous sa direction (il succède à Macha Makeieff). Ce sera à la fois ambitieux, exigeant intellectuellement, et spectaculaire. On a senti une partie du public déstabilisé, pour ne pas dire décontenancé, par cette pièce dont le « McGuffin » (comme disait Hitchcock, à savoir le prétexte au développement du récit) est la Révolution Culturelle en Chine. Dit comme ça, avec un titre pareil (ah ! la mélancolie…), ce n’est pas très sexy). Et pourtant, quelle claque ! On ressort de cette expérience théâtrale plus décoiffé que par le mistral. Sans parler des esgourdes, encore vibrantes des mots qui résonnent aussi fort que la batterie placée sur le plateau.

Ça commence par une discussion, filmée et enflammée, entre les membres de la troupe qui s’apprête à jouer sous nos yeux. Le procédé n’est pas nouveau mais ça fonctionne. Le texte est adapté par la cinéaste Pascale Ferran (Lady Chatterlay, entre autres). Les protagonistes (une majorité d’actrices d’origine chinoise) font irruption sur le plateau. Elles (et ils) parlent simultanément en français, et en chinois, traduit sur écran. La troupe est rejointe par une dizaine de jeunes figurants, ce qui amène à une distribution d’une vingtaine d’interprètes.

Il est question des enjeux, et de comment « jouer », relater des évènements graves, innommables, qui ont non seulement bouleversé la Chine (ce pays le plus peuplé du monde) mais également le reste de la planète, encore aujourd’hui (le même jour des émeutes ouvrières avaient lieu dans la plus grande usine d’I-Phone de Chine). Les oreilles des ex-maoïstes français ont sifflé et le philosophe Alain Badiou est nommément visé (il a minoré le nombre de victimes de la « révolution culturelle », dans les années 70. Rappelons qu’il est question d’un soi-disant « grand timonier » (Mao Zedong), qui a provoqué la mort de dizaines de millions de chinois (de famine, ou fusillés, torturés mentalement, et physiquement, avant d’être carrément découpés en morceaux, parfois, voire carrément bouffés… par la Révolution). Le communisme « rouge », censé rendre le monde meilleur, a été anthropophage, cannibale.

Comment représenter l’incompréhensible ? Comment parvenir à la réconciliation, à l’apaisement, après cette violence, ce bouleversement des êtres et des consciences ? En adaptant « Les Souvenirs de la Révolution culturelle » du poète chinois Luo Ying, le metteur en scène Roland Auzet secoue le cocotier. Il rouvre les plaies, non sans provoquer des remous, forcément. Ça remue. La ligne de fracture est fragrante entre la vision occidentale de ce maoïsme idéalisée, en Mai 68, par des fils de bourgeois pour la plupart, et la réalité sur place. Comme en ex-URSS, sous Staline… Mao, c’est Trotski trahi plus Staline en Asie. Les tensions et conflits persistent, c’est inévitable. Et sans doute nécessaire. Il faut percer l’abcès, pour passer à autre chose. Mais il y a le poids du passé, du patriarcat notamment, et la difficulté d’inventer de nouvelles manières de changer le monde.

« Sous prétexte d’aller de l’avant, écrit Luo Ying, nous feignons d’avoir oublié. Dans notre société, personne n’est indemne ». Cet ancien garde-rouge, devenu poète, sait de quoi il parle. Dans son récit poétique « Souvenirs de la Révolution culturelle » (*), il raconte sa propre expérience, de ce qui fut l’une des plus grandes tragédies de l’histoire du XXe siècle. Aujourd’hui encore, il dit que le « voyou » reste en lui, et la férocité.

Adieu la mélancolie est une grande fresque dramatique et musicale, qui ne laisse pas indemne. Si on n’adhère pas, ce spectacle ne peut laisser indifférent. Comme pour Mozart, à qui on reprochait de jouer trop de notes, on peut trouver qu’il y a trop de mots, trop de nervosité, fébrilité, de mouvements, d’agitation, de cris, de bruit et de fureur. De tristesse et de colère… Trop de vie, en somme ? Autant reprocher à un poisson de trop nager ! Le théâtre c’est vivant. Sulfureux. Dérangeant.

Il est question d’humanité ici. De souffrance et d’espoirs. De trahisons, de bassesses et d’horreur. On convoque des fantômes… Des souvenirs enfouis par une société (une dictature) chinoise moderne, construite sur une amnésie collective imposée. Un pays schizophrène, où le capitalisme le plus brutal se développe comme un cancer, grâce au prétendu communisme dévoyé.

Certains l’ont compris, comme ce soi-disant « conseiller » américain, qui grenouille au pied du pouvoir. Et surveille l’écrivain, le poète… Car ce sont les artistes, ces électrons libres, les plus difficiles à canaliser. Cette fresque multilingue est née de la rencontre entre Roland Auzet et le poète chinois Luo Ying, mais aussi avec une cinéaste ; ce qui rend ce spectacle complet, car visuel et sonore. Chaque spectateur aura son moment préféré : les monologues poignants ou les respirations musicales. Le décor, en perpétuelle évolution, est en adéquation avec le sujet brûlant. Les voix et les récits individuels s’entrecroisent (tous les acteurs et « trices » sont excellent.e.s., via un dispositif mêlant vidéo live et préenregistrée. Le rythme est endiablé. La musique rap merveilleusement interprétée en direct : « Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose, alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien », dit le metteur en scène (de fiction), dépassé par son sujet (le fameux McGuffin). La phrase est de David Lynch (non cité). Mais ils ont tort tous les deux. L’art sert à dire plusieurs choses à la fois, notamment qu’il reste l’amour, toujours, même après la guerre et la haine. Et de l’art. Voire l’amour de l’art… La preuve, une fois encore, à la Criée. Il faut parfois crier pour se faire entendre.

Adieu la mélancolie
D'après « Le gène du garde rouge – Souvenirs de la révolution culturelle », de Luo Ying. Éditions Gallimard – Traduit du chinois par Xu Shuang et Martine De Clercq.
Conception, mise en scène :  Roland Auze
Adaptation : Pascale Ferran
Avec Yann Collette, Hayet Darwich, Jin Xuan Mao, Chun–Ting Lin, Thibault Vinçon, Angie Wang, Haoyang Wu, Yves Yan, Yilin Yang, Lucie Zhang, INA-ICH (Kim-Thuy Nguyen et Aurélien Clair) et un groupe de figurants
Collaboration artistique : Robert Lacombe
Assistant à la mise en scène : Julien Avril
Musique Roland : Auzet et Victor Pavel
Scénographie : Cédric Delorme-Bouchard

*Luo Ying. Le gène du garde rouge. Souvenirs de la Révolution culturelle. Traduit du chinois par Xu Shuang et Martine De Clercq (Gallimard 2015).

Dates et lieux des représentations: 

- Le 26/11/22 à La Criée - Tel. +33 (0)4 91 54 70 54 -  www.theatre-lacriée.com - Marseille  
-  Du mer. 30/11/22 au jeu. 01/12/22 à Le Grand R - La Roche-sur-Yon - Tel. +33 (0)2 51 47 83 83
- Du mer. 07/12/22 au jeu. 08/12/22 à Châteauvallon - Le Liberté, scène nationale - Toulon


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