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Qui a tué mon père : l'art est un acte qui répond à l'urgence du feu

  • Écrit par : Odette Martinez Maler

qui a tuéPar Odette Martinez-Maler - Lagrandeparade.com/ "Un père et un fils sont à quelques mètres l'un de l'autre dans un grand espace, vaste et vide [ ...] Ils sont près l'un de l'autre mais ils ne se trouvent pas. Parfois leurs peaux se touchent, ils entrent en contact mais, même là, même dans ces moments -là, ils restent absents l'un de l'autre". C'est avec ces mots qu'Édouard Louis introduit Qui a tué mon père : un chant d'amour qu'il adresse malgré tout, par-delà le silence et les déchirures sociales, à son père absent, d'abord de sa propre vie.

Dans ce court texte, publié en 2018, les mots du fils qu'il est, traversent obstinément d'infinies distances pour tenter d'atteindre le corps inerte et fermé de son père : un corps détruit dont "l'histoire - nous dit-il - accuse l'histoire politique", celle qui - froidement, techniquement, à coup de lois ou de décrets - assigne quotidiennement les corps à des places, quelquefois intenables, dans les marges de l'extrême pauvreté. Ici le fils - étudiant brillant et écrivain précoce - retourne, après une longue séparation, vers son village natal et ce qu'il trouve, c'est un père dévasté par un accident d'usine, par la maladie, la solitude et l'alcool. 

C'est le risque de cette adresse sans retour, que le jeu et la mise en scène de Stanislas Nordey déploient magistralement sur la scène - déserte - du Théâtre national de la Colline. Inextricablement, quête intime et interpellation politique sont noués dans le texte d'Édouard Louis. La mise en espace théâtrale de celui-ci révèle avec force, quant à elle, le pouvoir d'évocation de cette parole jetée au bord du vide ; elle amplifie la frontalité et la tension de cette dernière comme si l'enjeu ici était de provoquer - mot après mot - la rencontre avec ce père inaccessible. Or paradoxalement, c'est par la multiplication des figures du père que le dispositif scénique inventé par Stanislas Nordey suggère son absence obsédante. Figures fantomatiques, sans visage, sans parole, comme enfantées par la demande insistante du fils : " Regarde -moi, regarde-moi !" répète l'enfant à son père sans regard. Mais comment ce père pourrait-il reconnaître, sans violence, ce fils qui affronte et transgresse les codes de la masculinité, ceux-là mêmes qui fondent sa propre identité ? Une masculinité négativement modelée et hantée par l'homosexualité et fantasmée telle un ultime refuge pour ceux qui - comme lui - sont démunis de tout.
Et si ce père s'absente et s'efface, sous notre regard, c'est aussi que le poids des assignations sociales et l'ordre des récits dominants ne lui concèdent ordinairement aucune place visible ni audible. Aussi le geste éminemment politique d'Édouard Louis et Stanislas Nordey est-il de donner à voir et à entendre une trace de sa vie minuscule, ensevelie dans le blanc de l'histoire. "Est-ce qu'il ne faudrait pas se répéter quand je parle de ta vie, puisque des vies comme la tienne personne n'a envie de les entendre ? " demande le fils.
Sur la scène, tombe la neige : menacent alors de disparaitre, peu à peu, les images grises de la petite ville ouvrière du Nord qui encercle inexorablement les corps et les rares objets d'un monde brisé. Images précaires, rendues plus fragiles encore d'être ainsi entrevues à travers les flocons blancs, sous le délitement du ciel. Images montrées et mots proférés ou chuchotés malgré tout, et cela sans misérabilisme aucun, sans esthétisation aucune de la misère. Car ici, contre le mépris social, il s'agit de voler une place pour ce père si exclu de tout ce qu'il ne sait même pas qu'il manque à sa propre vie : une place de sujet à part entière, doté d'une individualité et d'une singularité inaliénables. Que cette vie soit traversée par des forces sociales et une histoire collective, que ce trajet de vie soit partagé, c'est une évidence qui ne suffit pas pourtant à faire de ce père un symbole, un exemple ou un échantillon d'un peuple imaginaire plus ou moins idéalisé. C'est d'abord pour lui-même que ce père est invoqué.
Pour Stanislas Nordey qui a suscité l'écriture de Qui a tué mon père, le théâtre est depuis toujours une agora d'où interpeller les contemporains, les politiques : un espace de confrontation. Et s'il porte en lui, en tant qu'acteur, de façon si bouleversante, la parole et le corps de l'auteur, Édouard Louis, c'est que pour lui - comme pour ce dernier, l'art est un acte qui répond à l'urgence du feu. Écrire, incarner une fable, des vies, les replacer dans le champ de notre regard et de notre écoute commune, cela doit affecter le présent, le transformer.

Qui a tué mon père
Texte : Édouard Louis
Mise en scène et jeu : Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique : Claire ingrid Cottanceau
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumières : Stéphanie Daniel
Composition musicale : Olivier Mellano
Création sonore : Grégoire Leymarie
Clarinettes : Jon Handelsman
Sculptures : Anne Leray et Marie-Cécile Kolly
Assistanat à la mise en scène : Stéphanie Cosserat
Décors et costumes : Ateliers du Théâtre National de Strasbourg
Perruque : MTL PERRUQUE
Régie générale : Thomas Cottereau

Durée estimée : 1h50
Production : Théâtre National de Strasbourg

Coproduction : La Colline – théâtre national
 â€¨Création : le 12 mars 2019 à La Colline - théâtre national
Photo © Jean-Louis Fernandez

Dates et lieux des représentations: 
 
- Du 12 mars au 3 avril 2019 au Grand Théâtre, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 à La Colline - Paris - Tel. +33 (0)1 44 62 52 52
- Du jeu. 02/05/19 au mer. 15/05/19 au Théâtre National de Strasbourg - TNS - Tel. +33 (0)3 88 24 88 24
- Du mer. 09/10/19 au ven. 11/10/19 à La Comédie de Béthune - Tel. +33 (0)3 21 63 29 19
- Du mar. 25/02/20 au ven. 28/02/20 au Théâtre Vidy-Lausanne - Tel. +41 (0)21 619 45 45
- Le 13/05/2020 au Théâtre de Villefranche - Villefranche-sur-Saône - Tel. +33 (0)4 74 68 02 89

 

 


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