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Le faiseur de théâtre : les Brusqueries de Bruscon

  • Écrit par : Guillaume Chérel

faiseurPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ Le directeur du théâtre Dejazet et Christophe Perton, le metteur en scène, n'ont pas froid aux yeux. Proposer, en plein hiver, dans l'ambiance générale, maussade, que l'on connait, l'adaptation du Faiseur de Théâtre, de Thomas Bernhard, il faut oser.

Car c'est un pic... Que dis-je, c'est un cap, c'est une péninsule sur le thème de la misanthropie, que même Cioran aurait trouvé exagérée, et que Molière a préféré tourner au ridicule. Voilà une pièce exigeante et noire, qui ne ménage pas le spectateur. C'est qu'il faut le supporter, cet acteur-metteur en scène, se faisant appeler Bruscon, qui parle, parle, digresse, agresse et n'en finit pas de discourir. Et de râler, encore et encore, pester, vitupérer, se plaindre, geindre. Il est exigeant, présomptueux, méprisant : une véritable tête à claque !

Bruscon se dit « comédien d'État », en tournée. Bruscon doit jouer dans une petite bourgade, dont il ne se souvient jamais le nom... d'à peine trois cents âmes, au fin fond de l'Autriche. Il doit jouer, en famille, un de ses propres textes, qui fait sa fierté : « une vaste comédie de l'humanité », avec César, Churchill, Napoléon et... Marie Curie au casting ! « La Roue de l'Histoire », ça s'intitule... Or, rien ne va. Bruscon exige que la lumière de secours soit éteinte, à la fin de son chef-d'œuvre. Il faut donc prévenir le pompier de service. Il lui faut aussi à manger. Quant à la salle, où ils vont jouer, il la trouve trop humide, sale, fragile, misérable ; comme ces êtres dégénérés, qui devraient remplir le théâtre. Si on peut parler d'un théâtre ! Mais quel insupportable personnage... En un mot, Bruscon est un con.

Car Bruscon ne cesse de récriminer, ressasser, tempêter. Il se répète, ressasse, et traite les siens comme des moins que rien. Sa litanie semble infinie. C'est une logorrhée. Tout y passe : les femmes, les comédiens, la société humaine, en général car tout semble se liguer contre lui, incompris. Mégalo, tyrannique, parano, sa frustration l'étouffe et la folie le gagne. Pour tout dire, cet homme est odieux. Il se prend pour maître et il se pourrait bien que ce soit un pathétique ringard. C'est surtout un petit tyran, bouffi de prétention, qui fait régner la terreur. Juché sur scène, qui domine la plèbe, le monde des ignorants, il se déverse, explose, implose, s'expose, s'impose... Lui, l'homme de théâtre intransigeant, parmi des gens simples, plus occupés à tuer le cochon – d'ailleurs ça pue dès qu'on ouvre une porte - qu'à faire allégeance à son supposé génie. Rien n'est à la hauteur de ses ambitions de Faiseur de théâtre. Il est bien plus exaspéré par sa pauvre femme, qui tousse, que par le portrait d'Hitler... qui ira très bien avec sa comédie...

Vous parlez d'une comédie ! Solidaire et soumise, sa famille a beau se préparer au spectacle, le fiasco approche. Plus la représentation s'annonce, plus le tonnerre gronde. Alors que les spectateurs du village sont au rendez-vous, un incendie est déclaré : « Y'a le feu ! ». Enfin, serait-on tenté de penser. Qu'il se taise enfin... Le rideau s'ouvre. Le public est parti.

Ou la chronique d'une catastrophe annoncée. Le Faiseur de théâtre a été joué peu après la mort de la femme de Thomas Bernhard, qu'il aimait vraiment, dans la vraie vie – il aimait les femmes, en général, de préférence aux hommes, dixit. Véritable homme de théâtre, pour le coup, il semble exprimer ici ses démons les plus intimes (le doute sur ce qu'il fait, et a fait, toute sa vie durant), lui qui était hanté par une soif inaccessible de perfection absolue. André Marcon, qui incarne Bruscon, a le coffre et la présence nécessaire. C'est une gageure de jouer un tel personnage haïssable, qui a si peu de qualité humaine... Et qui nous rappelle à tous un monstre que l'on a croisé un jour dans sa vie. Sa femme, jouée par Barbara Creutz (qui assure la scénographie avec Christophe Perton), réussit le tour de force de ne pas dire un mot, à part tousser, mais elle existe, littéralement, même transparente, exténuée par ce mari persécuteur qui la tue à petit feu (il la traite d'épouse !); ses enfants, campés par Agathe L'Huillier et Jules Pellisier, expriment leur mal-être par leur gestuelle et leurs mimiques, principalement, puisqu'ils n'ont pas voix au chapitre. Quant à Eric Caruso, l'hôtelier, il est d'une simplicité et d'une patience d'ange. Ou alors c'est un complice... un maso, un esclave, incapable de se révolter contre un homme qui abuse de son petit pouvoir. Par la force des choses (texte et jeu des acteurs) – et c'est sa réussite – à moins d'être maso, on ne peut pas prendre de plaisir à voir (à part à quelques moments fugaces de drôlerie) et à écouter cette pièce. Par contre elle vous marque au fer rouge pour la vie. C'est une épreuve parce que c'est une prouesse dramatique de justesse. Une œuvre dérangeante parce que vivante. On ne sort jamais indemne d'une pièce de Thomas Bernhard.

Le faiseur de théâtre

De Thomas Bernhard

Mise en scène : Christophe Perton

Avec André Marcon, Agathe L'Huillier, Eric Caruso, Jules Pelissier, Barbara Creutz et Manuela Beltran (à l'aspirateur...)

Dates et lieux des représentations:

Jusqu'au 9 mars 2019 au Théâtre Dejazet (41 Boulevard du Temple, 75003 Paris) Tel : 01 48 87 52 55 / http://www.dejazet.com/


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