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Les choses humaines : l’esprit de l’époque selon Karine Tuil

  • Écrit par : Serge Bressan

TuilPar Serge Bressan -Lagrandeparade.fr / Les mots claquent : « La déflagration extrême, la combustion définitive, c’était le sexe, rien d’autre- fin de la mystification… ». Première phrase d’un premier chapitre. On entre dans un des romans les plus enthousiasmants de la rentrée d’août-septembre 2019 : « Les choses humaines », onzième roman de la Française Karine Tuil, apparue dans le monde des lettres francophones en 2000. C’était « Pour le pire », un texte immédiatement remarqué- parce que follement remarquable. Depuis, la romancière avance, construisant une œuvre sans faire le moindre tapage, loin de scandale orléanais et de soif nothombesque… En moins de deux décennies, Karine Tuil a fait montre d’un sens aigu pour la perception (quand ce n’est pas l’anticipation) de l’air du temps- politique, économique, sociétal… Au hasard de ses romans pour lesquels elle effectue un important travail de documentation, elle pointe les maux de la société du temps présent ; mieux : elle n’a pas son pareil pour réaliser un grand mix avec, toujours, une maîtrise impeccable dans l’art et la manière de mener le roman, le récit. De dessiner ses personnages. Ainsi en va-t-il, une fois encore, pour « Les choses humaines »…

Ça commence moderato, ça continue cantabile… En ouverture, donc, un couple français. Une essayiste, Claire Davis-Farel- elle est franco-américaine, 43 ans, cinq ans plus tôt elle a été soignée d’un cancer du sein. Un journaliste, Jean Farel, 70 ans, enfant de l’Assistance sociale et orphelin à l’âge de 9 ans, journaliste depuis quarante ans et star du petit écran- « durer- c’était le verbe qui contractait toutes les aliénations existentielles de Jean Farel : rester avec sa femme ; conserver une bonne santé ; vivre longtemps ; quitter l’antenne le plus tard possible ». Ils sont mari et femme, ont un fils aimé- Alexandre, 21 ans, tentative de suicide en première année à Polytechnique à cause de la pression de la réussite, brillant étudiant à l’université de Stanford, Californie… Farel s’accroche à son statut de star, cultive son masque de « personnalité préférée des Français » et aussi sa suffisance et son cynisme, séduit les jeunes filles (journalistes confirmées ou stagiaires), a depuis longtemps une maîtresse- Françoise Merle, journaliste elle aussi, « intègre » précise la romancière. Le couple Claire et Jean est fatigué, « le sexe et la tentation de saccage, le sexe et son impulsion sauvage, tyrannique, incoercible, Claire y avait cédé comme les autres », l’amour fou c’est une vieille histoire, ils tiennent tant et tant l’un à l’autre. « Les choses humaines », c’est un regard acéré sur le monde médiatique…
Roman en trois temps. « Diffraction » pour premier chapitre, puis « Le territoire de la violence » et « Rapports humains ». Changement d’horizon- Claire vit à nouveau d’amour avec Adam Wizman, son amant. Il est professeur de français dans une école juive dans le 93, département Seine-Saint-Denis, au nord de Paris ; il a deux filles- Mila, l’aînée, grande ado de 18 ans, et Noa, 13 ans. Claire et Adam décident d’emménager ensemble. L’histoire bascule quand, lors de la nuit du 11 au 12 janvier 2016, dans le local à poubelles près de la station de métro Anvers à Paris, Alexandre, le fils de Claire et Jean, a « un instant d’égarement » avec Mila. Alexandre accusé de viol par Mila, Un instant d’égarement, version au masculin ; un viol, version au féminin… Il est placé sous contrôle judiciaire même si on ne saura jamais si le jeune homme est réellement coupable, il y aura procès- pendant deux ans, l’auteure a assisté à des procès aux assises, interrogé des avocats, s’est documentée en ces temps de #MeToo et affaire Weinstein… Le déni pour Alexandre, la vie brisée dans le silence pour Mila…
Oui, toutes ces personnes, toutes ces vies, on les croyait normales. Aurait-on oublié que, toutes, elles recèlent une part de secret, de honte, des failles ? Aurait-on oublié ce que sont « les choses humaines » ? Avec ce onzième roman, magistralement, Karine Tuil nous le rappelle… Voilà bien le grand roman de l’époque.

Les choses humaines
Auteure : Karine Tuil
Editions : Gallimard
Parution : 22 aout 2019
Prix : 21 €

Des pour et des contre…

Elle a publié « Pour le pire »- son premier roman, en 2000. En cette rentrée littéraire, à 47 ans, Karine Tuil publie son onzième roman, « Les choses humaines ». Un livre avec lequel elle figure sur la première liste des sélectionnés pour le prix Goncourt 2019 qui sera attribué le 4 novembre prochain. Un livre, aussi, qui depuis sa parution fait débat dans le monde littéraro-parisien. Il y a les pour et les contre- ce qui ne surprend pas la romancière, elle qui confie : « Ecrire, c'est prendre le risque de déplaire, un texte doit susciter des réactions contraires. C'est une forme d'expression de liberté, surtout sur des sujets brûlants ».
Revue de détails avec, pour commencer, les pour. Ainsi, Gilles Pudlowski- critique littéraire et gastronomique : « Karine Tuil, qu’on suit depuis ses débuts et qui avait écrit, avec « L’Insouciance », paru il y a trois ans, un « bûcher des vanités »  excelle dans la mise en scène critique de la société actuelle à travers des personnages exemplaires ». Ou encore Olivia de Lamberterie (« Elle », France2) : « Un roman très intéressant, il y a comme toujours chez elle une sorte de machinerie très romanesque avec des personnages très incarnés, un peu comme dans les séries TV : les personnages incarnent leurs idées et sont tous mus par un déterminisme social. (…) Je trouve que c'est un livre très intelligent ». Quant à Jean-Claude Raspiengeas (« La Croix »), il tient à faire partager son enthousiasme : «  Ce que je vois chez elle, c'est toujours cette volonté de brasser l’esprit de l'époque, tout ce qui est flottant, ce que tout le monde charrie, ce qui relève de la pensée commune, de l'air du temps. (…) La façon dont elle s'empare des sujets est absolument passionnante ».
Les contre, eux, ont sorti l’artillerie lourde. Ainsi, Frédéric Beigbeder, écrivain nightclubber, explique que « si le roman doit être une photographie de toutes les banalités que l'on voit partout, alors c'est réussi. C'est du « story-telling » et non de la littérature ». Dans le magazine « Transfuge », Damien Aubel, enfonce le clou, bazooka au bout du bras : « Le livre n'est pas seulement médiocre, il est hypocrite et malhonnête, feignant de répudier le discours pour mieux s'y vautrer. Karine Tuil pourfend, au gré de scènes écrites avec la délicatesse de touche d'un cours de sociolinguistique des médias pour les nuls, l'inanité du débat d'idées… » et Nelly Kapriélian, papesse autoproclamée des lettres mondiales dans les colonnes des « Inrockuptibles », lance que ce livre est « une arnaque. Et rien n'en sort (…).Au bout du compte, c'est très très vide ». Une seule certitude : le livre étant en librairie, c’est le lecteur- et lui seul qui, pour « Les choses humaines », décidera du succès ou non.

[bt_quote style="default" width="0"]Elle avait vu les représentants les plus brillants de la classe politique se compromettre durablement, parfois même définitivement, pour une brève aventure, l’expression d’un fantasme- les besoins impérieux du désir sexuel : tout, tout de suite ; elle-même aurait pu se retrouver au cœur de l’un des plus grands scandales de l’histoire des États-Unis, elle avait vingt-trois ans à l’époque et effectuait un stage à la Maison Blanche en même temps que Monica Lewinsky- celle qui resterait célèbre pour avoir fait vaciller la carrière du président Bill Clinton- et si elle ne s’était pas trouvée à la place de la brune voluptueuse que le Président surnommait affectueusement « gamine », c’était uniquement parce qu’elle ne correspondait pas aux canons esthétiques alors en vigueur dans le bureau ovale : blonde aux cheveux tressés, de taille moyenne, un peu fluette, toujours vêtue de tailleurs-pantalons à la coupe masculine- pas son genre…[/bt_quote]

 

 


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