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« Un livre de martyrs américains » de Joyce Carol Oates : à la vie, à la mort

  • Écrit par : Serge Bressan

oatesPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Le 20ème siècle courait à son terme. Ainsi, le 2 novembre 1999, le Dr Augustus Voorhees est médecin à l’hôpital d’une petite ville de l’Ohio. Ce même jour, charpentier et pasteur frustré, Luther Dunphy se dirige vers le Centre des femmes à l’hôpital- arrivé sur place, il tire sur le docteur, connu comme l’un des « médecins avorteurs » de l’établissement. Il n’en faut pas plus à Joyce Carol Oates pour écrire un roman XXL, pas moins de 860 pages, et titré « Un livre de martyrs américains » (selon le « Washington Post », « le livre le plus important de Joyce Carol Oates »). A 81 ans, membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, l’écrivaine montre, une fois encore, qu’elle peut s’emparer de n’importe quel thème, elle en sortira un roman, des nouvelles, voire un essai proche de la perfection. Citée régulièrement pour le prix Nobel de littérature et récipiendaire en mai dernier du prix de Jérusalem pour la liberté des individus dans la société, auteure de romans impeccables (« Blonde », « Les Femelles », « Vous ne me connaissez » pas ou encore « Mudwoman »), elle n’a qu’un mot d’ordre : l’efficacité- ce que résume Claude Seban, sa traductrice pour les éditions françaises depuis vingt ans : « Joyce Carol Oates ne cherche pas à faire de ‘’belles phrases’’ ». Tout pour l’efficacité, donc.

Et quand on se lance dans « Un livre de martyrs américains », on est immédiatement happé par l’écriture, par les mots de Joyce Carol Oates. Dans ces textes, tout y est- la densité, la psychologie, la plongée dans l’actualité… sûrement parce que, productive jusqu’à l’étourdissement, l’écrivaine maîtrise avec l’élégance des genres aussi divers et variés que le romanesque, le polar, le sportif, l’essai dans un environnement, le plus souvent, proche. Avec des thématiques qui surgissent d’une société malade d’elle-même, cabossée, prise dans la folie ou l’inconséquence de ses dirigeants. Ainsi, cette fois avec ce roman pavé, dans ce roman à la vie à la mort, Oates a pris à bras le corps un sujet sacrément périlleux : l’avortement, et l’affrontement entre les « avorteurs » et les pro-vie, les pro-choice et les pro-life. Entre les défenseurs des droits de la femme à disposer de leur corps et ceux qui assurent qu’un fœtus est un enfant. Mais voilà, et c’est sa grande force, l’écrivaine américaine ne se contente pas de dérouler un roman sur cet affrontement « avorteurs » et pro-vie. Elle ouvre, élargit le spectre du livre. Ne va pas se contenter de proposer un focus sur le médecin ou sur le tireur, ou les deux. Elle ouvre son texte à d’autres thèmes qui découlent de l’acte du tueur au fusil. Elle ne tombe jamais dans l’opposition brutale entre le bien et le mal ; ainsi, sans chercher un seul instant à excuser l’un ou l’autre protagoniste, elle va tenter de percer leurs nuances, leurs mystères, leurs contradictions…
Particulièrement active sur les réseaux sociaux, très présente sur Twitter où elle ne manque pas une occasion de cibler le président Donald Trump, Joyce Carol Oates se révèle, au fil de ses livres, une formidable observatrice de la société américaine. Tout sujet est bon à ses yeux pour pointer les dysfonctionnements d’une société, d’un système, pour s’interroger également sur l’être humain et ses divagations. Ainsi, dans « Un livre de martyrs américains », ce livre où s’affrontent les pro-choice et les pro-life, l’auteure ne prend pas part au débat, ne penche pas pour l’un ou l’autre protagoniste- elle est au dessus, elle scrute, elle s’immerge aussi dans les sujets qu’elle développe, dans la psychologie de ses personnages. Et quand Luher Dunphy tue le Dr Augustus Voorhees, elle va développer dans un style brillant mais dénué de toute affêterie les conséquences d’un tel acte sur la vie quotidienne des filles des deux personnages, ou encore l’application en 2004 de l’exécution de Dunphy par voie létale. Et là, on est en plein vertige quand l’auteure évoque l’aiguille mal nettoyée de la seringue ou encore le « bourreau » qui ne trouve pas la veine du condamné et s’y reprend à plusieurs fois pour injecter le produit- une précision : ledit « bourreau » est le plus souvent recruté parmi des chômeurs et payé 300 dollars par acte…
« Un livre de martyrs américains », un livre des idéaux humanistes et idéologiques. Un texte d’une importance et d’une puissance rares.

Un livre de martyrs américains
Auteur : Joyce Carol Oates
Traduit par Claude Seban
Editions : Philippe Rey
Parution : 5 septembre 2019
Prix : 25 €

Extrait

« Dans leur religion (pour autant qu'il la comprenne) il importait peu qu'une grossesse résulte d'un viol ou d'un inceste, l'avortement était contre la loi divine. L'avortement était un péché, un crime et une honte parce que c'était le « massacre d'innocents ». On ne prononçait pas le mot à haute voix ».

« Le corps d’une femme ou d’une jeune fille violé par l’instrument de l’avorteur, comme a été violée son âme. Car celles que le Seigneur destine à être mères subissent souvent un lavage de cerveau et n’ont aucune idée de ce à quoi elles consentent. Une femme ne sait pas ce qu’elle veut. Surtout quand elle est enceinte et que son état mental est bouleversé par ce qu’on appelle les hormones ».


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