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« Un cœur outragé » : Philippe Torreton à « double jeu »…

  • Écrit par : Serge Bressan

torretonPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / A l’approche de la soixantaine, césarisé en tout début de carrière, Albert Stefan (né Jean Damiens, en Normandie) est devenu au fil du temps et des années un comédien de deuxième, voire de troisième choix.

 

Il est désabusé, pour ne pas dire désespéré. Au même moment, sa femme le quitte pour une nouvelle vie avec un producteur, riche- ça va de soi ! Certain.e.s plongeraient, d’autres tenteraient de rebondir. Albert Stefan, lui, a « un coup de génie, oui, du génie, du jamais vu. J’avais soudainement de quoi remonter à la surface, créer un avant et un après, être le seul, l’unique, celui dont le nom sera éternellement associé à cet exploit ». Voilà le point de départ d’« Un cœur outragé », le nouveau roman de Philippe Torreton, 58 ans, comédien d’élégance et de caractère avec un César (pour « Capitaine Conan », 1997) et un Molière (pour « Cyrano », 2014) mais « licencié » du cinéma français pour avoir rédigé en 2012 une tribune dans la presse à l’adresse de Gérard Depardieu qui venait d’annoncer son exil (fiscal) en Belgique. Dans ce roman empli de mélancolie, débordant d’humour, le héros en mal de reconnaissance, avec l’aide d’un ami maquilleur et d’un autre producteur, disparaît sous les traits d’un personnage qu’ils vont créer : Pascal Pélisson, de son état berger provençal à Lourmarin. Et l’incroyable se produit : Pélisson devient la nouvelle coqueluche du cinéma français, il tourne son premier film avec Jean Dujardin et Marion Cotillard. Nul ne se rend compte du coup de génie du trio- même les Américains vont le faire tourner avec Brad Pitt à Prague… Jusqu’où cette fable va-t-elle mener Stefan- Pélisson ? D’un style réjouissant, Philippe Torreton signe une belle plongée dans le monde du cinéma, et peint un héros au désespoir bouleversant. Dans ce « Cœur outragé », roman écrit le sourire aux lèvres, il y a du mythe du Golem. Du mythe de Frankenstein, également. Également, une délicieuse variation sur le « double jeu », sur le « double je ». Rencontre avec un auteur et comédien de bonne compagnie.

Avec « Un cœur outragé », vous signez votre dixième livre. Comment vous est-il venu ?

Une année avant de rendre le manuscrit en janvier dernier… mais l’idée de ce livre était en moi depuis plus longtemps. Je me suis aperçu que je fonctionne pas mal de la sorte : je marine avec une potentialité d’histoire, et pendant longtemps je la raconte à des intimes. La raconter, puis à un moment j’en ai tellement marre de la raconter qu’il me faut passer à l’écrit ! En la racontant, je me rends compte des difficultés que ça va poser dans la narration, que là il faudra trouver un rebondissement…

Vous vous lancez dans l’écriture avec un plan bien défini, précis ?

Je déteste les plans ! je ne comprends même pas qu’on puisse écrire avec des plans, ce n’est pas une rédaction d’école… Il faut avoir le vecteur principal dans sa tête : ça part de là, en gros il se passe ça et ça arrive là. Après, il faut laisser la place à la spontanéité de l’écriture. Une fois que les bases sont posées, des choses vont jaillir et elles sont absolument et bien souvent inenvisageables. Oui, un plan ça enferme, or l’imagination et la spontanéité de la vie, même si elle est artificielle puisque c’est l’auteur qui la met en branle, sont là pour envoyer les choses, les événements… Et, croyez-moi, quand ça jaillit, c’est merveilleux !

Avez-vous écrit ce nouveau livre dans un sentiment d’urgence ? Pourquoi l’avoir écrit à ce moment-là et non pas six mois plus tôt ou six mois plus tard ?

 Il n’y a rien de stratégique dans cette affaire ! Je suis comédien, aussi, il me faut donc trouver le créneau pour démarrer, au moins. Une fois que c’est lancé, je peux aller sur une pièce ou un autre projet, je sais que je peux revenir sur mon texte…

Evidemment, étant votre dernière production en date, il a votre préférence !

Ma femme me dit que c’est mon livre le mieux écrit ! Bon, j’ai l’impression de m’appliquer tout le temps mais peut-être, et heureusement, que je progresse ! En fait, je voulais seulement que le lecteur éprouve tout au long du texte la même attention que celle qu’il ressent dès les premières pages du livre…

Pour ce « Cœur outragé », vous faites choc dès la première phrase : « Ce soir, je vais mettre fin à mes jours »…

Je voulais tout simplement que mon personnage principal dise : voilà, je vais me supprimer. Je voulais commencer sur une base de désespoir. Pour Albert Stefan, ce n’est pas rigolo, c’est sa vie qui est remis en cause, c’est lui qui est remis en cause… Et j’avais toujours présent le lien avec Romain Gary qui s’est tué. Donc, mon personnage a cette idée grâce ou à cause de Gary, j’avais même pour ce roman un titre de travail : « A cause de Gary »… C’est un récit mélancolique, d’une grande tristesse. Jusqu’aux trois-quarts du roman, j’ignorais comment j’allais le terminer.

Pendant l’écriture, vous-même étiez en mélancolie ?

Pas du tout… Je me suis marré en écrivant des scènes avec le maquilleur, le vieux producteur, cette bande de bras cassés qui, comme des malfrats, vont tenter de faire un casse… la description de berger de Provence qui devient star, ça me faisait rire avec son côté Schpountz… Dans le style de comédie que j’aime, j’apprécie quand on passe de l’hyper-émouvant au très drôle- ce que réussissent très bien les Anglo-saxons.

TorretonLe grand sujet d’« Un cœur outragé », c’est le double. Double je, double jeu…

La raison principale, il ne faut pas l’oublier, de ce double, c’est que la carrière d’Albert Stefan fait du surplace. Et peut-être que secrètement, il se passe quelque chose dans sa vie. Quand sa fille Héloïse l’oblige à lire Romain Gary, il s’enferme avec le livre et se dit : « C’est mon double inversé ». Autant moi je ne suis rien, autant lui Gary il explose complétement : il s’est inventé des vies, il a menti artistiquement, tout est faux mais c’est touchant… Je peux comprendre : moi, je me suis rêvé tellement de fois. En tout ! C’est peut-être la partie du livre où je parle le plus de moi quand Albert Stefan décrit son enfance… Aujourd’hui encore, je me couche, je me fais un film dont je suis le héros et puis je m’endors… Oui, je vis par procuration mais heureusement, j’ai une vie un peu chargée !

Ce « Cœur outragé » a les allures d’une fable… 

Malgré le souci de réalisme que j’y ai mis, il y a peu de chances que ça arrive vraiment dans le métier ! Dans le mot « fable », il y a quelque chose de léger et de profond que j’aime bien et qu’on ressent chez La Fontaine. Mais j’ai mis « roman » et non pas « fable »…

Quand même, vous ne manquez pas l’occasion pour faire passer nombre de choses sur le monde du cinéma…

Mais c’était le but, aussi ! Et qu’on soit bien d’accord, ce n’est pas un livre revanchard- mon personnage l’est peut-être, mais moi, non… C’est vrai que depuis quelque temps, je tourne un peu moins de cinéma, surtout que j’ai dit certaines choses sur quelqu’un ! Mais 1/ j’assume, 2/ j’ai été surpris par la violence avec laquelle certains m’ont répondu, 3/ je vois comment ces gens-là commencent à changer de discours depuis la mise en examen de la personne concernée, 4/ la roue tourne et ça peut revenir… ce n’est pas comme si je n’avais rien fait au cinéma, je suis heureux des films dans lesquels j’ai tourné et j’ai eu la plus belle des récompenses qu’est le César d’interprétation… Je n’ai aucun compte à régler, et ce serait leur faire trop d’honneurs d’avoir des comptes à régler. Je m’en tape à un point que, comme dirait l’autre, ça donnerait une idée de l’infini. Et moi, je choisis mes guerres. Et il y a des gens médiocres avec qui je n’ai pas envie de m’attarder. Leur médiocrité, je leur laisse. Et si je devais croiser une personne qui a dit des choses désagréables sur moi il y a douze ans, je lui dirais « bonjour ».

Depuis douze ans, vous êtes rare au ciné. Parce qu’il vous a mis hors-jeu ? ou est-ce vous qui vous êtes mis hors-jeu ?

C’est une bonne question ! Je me suis interrogé : qu’est-ce que je n’ai pas donné, ou pas su donner ? « Un cœur outragé », c’est ça, j’ai décrit ce personnage fictif dans lequel il y a du moi. Par les origines sociales, par un certain parcours, par des anecdotes et des rencontres. Mais l’énorme différence, et elle fait tout le roman, est qu’Albert Stefan en est malheureux alors que je suis heureux de ma vie. Je n’ai pas à me plaindre, je gagne ma vie depuis trente-cinq ans en faisant ce métier. C’est chouette même s’il y a ce petit malentendu avec le cinéma à qui, peut-être, je n’ai pas su donner certains gages…

Au hasard des pages d’« Un cœur outragé », on peut lire : « Le cinéma, c’est la jungle, la loi des plus forts » ou encore : « Le cinéma aime le talent mais préfère le succès »…

Le cinéma demande de l’absolu. C’est la raison pour laquelle c’est un milieu propice aux abus, et de la mainmise d’un réalisateur, d’un système sur des gens. Il ne faut pas oublier que le cinéma, c’est un art industriel, et qu’un tout petit budget pour un film est un énorme budget pour le théâtre. Certes, le cinéma ce n’est pas que le fric, mais c’est le fric quand même. Jean-Luc Godard disait qu’il lisait autant les pages Economie du « Monde » que les pages Cinéma !

En ouverture d’« Un cœur outragé », vous citez Gustave Flaubert, Normand de naissance comme vous. Comme lui, vous avez du « cidre dans les veines ; c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelques fois fait sauter la bonde » ? 

Ah ! oui, je suis impulsif. L’écriture tempère mes élans. J’écris tout le temps pour les expulser. Oui, le dogme m’énerve, je suis pour la liberté. Je suis pour que tout existe, du commercial au plus exigeant…

Un cœur outragé 
Auteur : Philippe Torreton
Editions : Calmann-Lévy
Parution : 3 avril 2024
Prix : 18 €
Photo :  Térèze Wysocki

Extrait

« On ne veut plus de moi et, ça tombe bien, je ne veux plus de moi non plus.

Je vais m’exprimer vraiment pour la première fois de ma vie. Tout le reste était babillage, apparence, j’ai couru après des lunes inaccessibles, je me suis trompé de soleil et de trottoir, je me suis perdu.

Je tiens à faire ça en douceur, je n’ai pas de haine contre moi, pas envie de souffrir, aucune violence, non, je veux juste disparaître, m’en aller les mains dans les poches, me détacher. C’est le mot. Arrêter de vivre comme on détache un cheval, j’ai envie de me regarder filer dans la plaine en remuant la croupe.

L’irréparabilité de cet acte me plaît. En dépit de nos poses, nous pataugeons dans le remédiable. Drapés dans des absolus bien au-dessus de nos moyens, nos gants et nos écharpes blanches fouettent le vide… »

 


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