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Emma Dante : « Le théâtre reste une voix importante pour s'opposer aux extrêmes »

  • Écrit par : Romain Rougé

DantePar Romain Rougé - Lagrandeparade.com/ La truculente dramaturge sicilienne revient à Montpellier pour « Re Chicchinella », présenté au Printemps des Comédiens. Emma Dante, pour qui le théâtre reste une forme de résistance, adapte un nouveau conte de Giambattista Basile, un « Shakespeare version gallinacée » qui fait du bien là où ça fait mal !

Après avoir présenté « La Stortecata » librement adapté de « Lo conto de li cunti » vous revenez au Printemps des Comédiens avec une autre adaptation de Giambattista Basile, « Re Chicchinella ». Qu’est-ce qui vous attire dans ces contes napolitains, chez cet auteur ?

Giambattista Basile est un conteur et un inventeur de fables réalistes. Son langage est autant imprégné de magie qu’il est terre-à-terre. Ce qui me fascine chez lui, c’est cette association entre férocité et vérité contemporaine qui nous donne le sentiment que quelque chose nous appartient, qui révèle des situations dans lesquelles on se retrouve toutes et tous.

 

Pourquoi est-ce important pour vous de les faire vivre au théâtre aujourd’hui ?

« Re Chicchinella », par exemple, traite de la cupidité, de l'inaffectivité, du manque d'empathie que l'on trouve parfois au sein des familles : c'est extrêmement moderne et profondément pertinent ! Il est parfois effrayant de constater la distance qui se crée dans les familles en raison d'intérêts qui l'emportent sur l'affection. Il s'agit ici de la solitude qui engendre le pouvoir, de sa fadeur qui stupéfie. Le pouvoir dépeint dans ce récit quelque chose de pathologique, il ne produit pas la beauté, mais la haine, la distance et la mort. C’est assez visionnaire, n’est-ce pas ?

La mort est d’ailleurs omniprésente dans ces contes de Basile…

Dans « La Scortecata », l'histoire est celle de deux sœurs âgées qui, en attendant la mort, jouent une histoire d'amour dont elles sont les protagonistes. Les deux vieilles femmes, solitaires et laides, se supportent difficilement mais ne peuvent vivre l'une sans l'autre et pour passer le temps, elles mettent en scène un conte de fées avec humour et vulgarité.
Dans « Pupo di zucchero », un vieil homme resté seul dans une maison vide le jour des morts prépare un plat traditionnel pour honorer la fête. Avec de l'eau, de la farine et du sucre, il pétrit une poupée anthropomorphe peinte de couleurs vives. Pendant que la pâte lève, il se souvient de sa famille décédée : la maison se remplit alors de souvenirs et voit revenir tous les parents décédés.
« Re Chicchinella » raconte l'histoire d'un roi malade, solitaire et sans espoir, entouré d'une famille inaffective et glaciale qui n'a qu'un seul but : recevoir un œuf d'or par jour. Parents et sujets ne s'intéressent en effet qu'à l'argent, aux œufs d'or que, incidemment, produit la poule qui a élu domicile à l'intérieur du Roi. L'animal vit et se nourrit, dévorant peu à peu les entrailles du roi, jusqu'à ce que l'on découvre que, pour le monde, le roi et la poule ne font qu'un.

Cette histoire est certes joyeuse, mais en évoquant la maladie, la froideur, l'hypocrisie, elle est aussi mortifère !

Oui, la mort est omniprésente dans ces trois contes mais ce qui est intéressant c’est qu’elle n'est jamais perçue comme la fin de quelque chose, elle est vue comme une mutation, comme une transformation extraordinaire en quelque chose d’autre : une mort séculaire dans laquelle l'Être ne meurt pas, il « devient ».

« Chez Basile, le dialecte napolitain devient une véritable langue baroque, arty, pleine de références poétiques »

Quelles sont les différences et les similitudes entre le dialecte napolitain et la langue italienne ? Les prenez-vous en compte dans la mise en scène ?

Le dialecte napolitain est la langue maternelle des personnages de « Re Chicchinella ». La langue maternelle, pour moi, est liée à la genèse de l'individu et donc à ses instincts primordiaux et bestiaux. C'est une langue rude et bâtarde, instinctive, imprégnée de sons et de bruits, de mots qui sont aussi inventés, de traditions. C'est une langue qui a aussi à voir avec la transmission de père en fils, de mère en fille, de codes oraux et charnels. Chez Basile, le dialecte napolitain devient une véritable langue baroque, arty, pleine de références poétiques, évoquant des visions. Dans un tel récit, l'italien n'aurait pas eu la même force narrative et poétique que le napolitain du XVIIe siècle.

Depuis que l’extrême droite est au pouvoir en Italie, celle-ci tente de faire main-basse sur la culture. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Le théâtre et le milieu de la culture italiens sont-ils entrés en résistance ?

Il n’y a malheureusement pas qu’en Italie que les extrêmes prennent le pouvoir, l’Europe tout entière est concernée ! En tant qu'artiste et autrice qui raconte le malaise et les difficultés d'une communauté désorientée et en colère, je crois que cette situation nous oblige. Je me sens personnellement encore plus responsable et engagée. Je pense que le théâtre reste une voix importante pour s'opposer aux principes trop extrêmes, aux interdictions strictes et aux préjugés qui génèrent censure et fermetures. Cette pensée très à droite dans laquelle on baigne actuellement, je ne m’y suis jamais reflétée et je ne m’y résigne pas.

Originaire de Palerme en Sicile, quel est votre rapport à Naples, ville parfois caricaturale et pourtant tellement contrastée, multiple et atypique ?

Naples et Palerme sont sœurs. Je suis née à Palerme, du ventre de Palerme et je sens que Naples est la sœur de ma mère, donc si Palerme est ma mère, Naples est ma tante ! Mon théâtre, je l’ai toujours écrit en famille !

Re Chicchinella
Librement inspiré de Giambattista Basile • Emma Dante

Avec : Angelica Bifano, Viola Carinci, Davide Celona, Roberto Galbo, Enrico Lodovisi, Odette Lodovisi, Yannick Lomboto, Carmine Maringola, Davide Mazzella, Simone Mazzella, Annamaria Palomba, Samuel Salamone, Stéphanie Taillandier, Marta Zollet

Écriture et mise en scène : Emma Dante
Décors et costumes : Emma Dante
Éclairage : Cristian Zucaro
Assistante costumes : Sabrina Vicari
Surtitres : Franco Vena
Traduction du texte en français : Juliane Regler
Technicien en tournée : Marco D’Amelio
Coordination et diffusion : Aldo Miguel Grompone, Roma
Organisation : Daniela Gusmano

Production : Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, Atto Unico, Compagnia Sud Costa Occidentale, Carnezzeria srl Coproduction Teatro di Napoli – Teatro Nazionale / Teatro Stabile del Veneto – Teatro Nazionale / Carnezzeria / Célestins Théâtre de Lyon / Châteauvallon-Liberté, scène nationale / Cité européenne du théâtre – Domaine d’O – Montpellier / PCM2024

© Masiar Pasquali

Dates et lieux des représentations: 

- Les 18 et 19 juin 2024 au Printemps des Comédiens - Montpellier ( 34)

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