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Que reste-t-il des mots lus?

LirePar Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Une fois la énième page tournée, le chapitre suivant avalé, la fin de l'histoire assénée comme un coup de théâtre derrière la tête dont on mettra la nuit, la saison, la vie à se remettre? Où vont-ils, caractères, paragraphes et virgules? Vers quel horizon invisible ma lecture vorace les projette-t-elle? Des miettes que j'en laisse, éparses sur le papier blanc, qu'advient-il ensuite et ailleurs?

Crois-tu donc t'en défaire pour les avoir tous lus? ces mots mémorables, mieux gravés dans ton cerveau qu'en la pierre, ces phrases qui ouvrent des abîmes sous tes pieds ailés, ces mondes soulevés à chaque exclamation sauvage, à chaque cri lancé à bride abattue dans la toundra, et ces déclarations fiévreuses d'amants interdits, ces aveux de criminel, ces récits d'aventure à ciel ouvert que tu envies depuis ta chambre close, ces actes d'héroïsme dont tu te sais incapable, pauvre chose posée là par un destin sans imagination, crois-tu qu'ils ne te poursuivent pas, parce que tu auras bientôt refermé le grimoire où ils dormaient?

L'abondance reprend, quelque part, sous des formes qui sait plus inventives encore. Les personnages s'en trouvent soudain dotés de vie, palpitante et chaude, comme des oisillons à peine nés, dont le duvet tendre chatouille les bords d'un univers parallèle.
La ponctuation dessine au hasard des géométries molles et interrompues, dans un décor à la Lucrèce, rempli d'atomes aux trajectoires rectilignes: le point-virgule y fait office de clinamen, d'où jaillissent de nouveaux mondes inédits et prolixes.
L'atmosphère du roman, du conte ou du poème une fois lu, s'évapore vers des latitudes inouïes que l'oeil peine à circonscrire, que le pas de l'homme n'explorera jamais, infra-régions défiant les lois de la pesanteur et la grammaire. Elle s'y dilue ou s'informe selon le caprice des vents ou des explosions solaires, et un observateur placé en orbite autour de Jupiter voit ses anneaux chevauchés par Fanfan la Tulipe ou surprend Anna Karénine s'y suspendant avec précaution en funambule gracieuse.

Ou bien ne quittent-ils jamais cette terre. Jamais le petit salon ou le coin de zinc où j'en ai rageusement dévoré les derniers paragraphes. Peut-être ma peau en garde-t-elle l'empreinte légère, et, tatoués surtout au niveau du coeur, les moments les plus émouvants, l'acmé du récit, la leçon de vie qu'y transcrit l'écrivain? Rien de moins anodin que lire alors?
Pense que tu incorpores la sueur et le sang du héros que tu admires, la joie ou l'espoir des personnages combattifs, la célébration de la vie qu'ils portent d'abord en eux ou l'obscurité palpable de leur desseins inavoués.

Pense quand tu refermes le livre, à la poussière des mots aussitôt envolée tout autour, dans ce geste que tu crois conjurateur et définitif. Et regarde les myriades de constellations qui en irradient depuis la soucoupe inondée de café que tu as négligée sur le comptoir, ou le bois du banc dont tu te lèveras insouciant et neuf. Leur sillage scintille de possibles, et ta silhouette en y dansant, lui imprime l'élan d'un nouveau désir.

Illustration: Arnaud Taeron - Arnoo

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