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The way she dies : du pouvoir des livres sur notre existence et de l'amour, encore et toujours

  • Écrit par : Julie Cadilhac

The way she diesPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.com/ Tiago Rodriguez, qui dirige le Théâtre National de Lisbonne, est un amoureux des livres et des histoires. On se souvient notamment de son « By heart » qui lui avait été inspiré par sa grand-mère qui, perdant la vue, souhaitait apprendre par coeur l’un de ses ouvrages préférés pour pouvoir continuer à côtoyer la beauté des phrases inspirées.

Avec la compagnie tg STAN - dont le travail au plateau est aussi personnel que passionnant - il a travaillé autour de l’oeuvre magistrale de Léon Tolstoï, Anna Karénine, qui raconte le destin bouleversant d’une femme tiraillée entre la raison et ses désirs. Sur scène se mêlent inextricablement des passages du texte de l’auteur russe et les mots de Tiago Rodriguez qui, avec une sincérité, une sensibilité et une intelligence rares, nous invitent à réfléchir sur notre manière d’être et d’agir. Animal intrinsèquement torturé de par la divergence entre ses besoins et ses aspirations profondes, l’humain ne cesse d’osciller entre la désespérance des choix raisonnables, l’acceptation résignée des quotidiens ternes et l’envie folle de VIVRE pleinement et de sentir son regard briller dans l’obscurité. Pourquoi les gens se cramponnent-ils à la réalité? Pourquoi se marient-ils, font-ils des enfants, construisent-ils une maison qu’il faut repeindre régulièrement, tous, comme des moutons pré-formatés? Et pourquoi basculent-ils ensuite dans l’infidélité…comme une fatalité à laquelle l'on ne peut échapper? Ne serait-on pas maître de ses choix? Ou trop lâches pour les affirmer dès le départ?…ou l’appartenance à une normalité devance-t-elle toutes les priorités existentielles?

Sur le plateau, deux couples vont s’entrecroiser sans cesse. L’un est en train de voler en éclats suite à la tromperie avouée de la compagne…et pour l’homme «  la solitude a retrouvé le chemin du retour à la maison. » Alors ce dernier récupère dans sa bibliothèque « un monde de 490 grammes », un livre offert par sa mère et dans lequel elle a souligné des passages qui seront lus, ensuite, par les quatre comédiens à tour de rôle. Le deuxième ménage semble heureux et pourtant, la rencontre avec un photographe belge qui offre "Anna Karénine" à la jeune femme du couple va déstabiliser l’équilibre qui semblait assuré. Un même roman qui sert de consolation et de moyen d’analyse et d’introspection à l’un, de bovarysme à l’autre, de possibilités de retomber amoureuse à une autre encore et de traducteur de ses propres émotions au dernier. L’amour, ici, devient à la fois une énigme à résoudre - mais y a-t-il une réponse?-, l’enjeu excitant d’une compétition, la possibilité d’une renaissance (« La deuxième femme qui est en moi ») et un lieu paradoxal où l’on caresse autant qu’on torture ( « Elle se surprenait dans sa capacité à mentir »). De l’adultère et de ses joies criminelles, du quotidien qui vous précipite dans une impasse…toute l’ironie du sublime de la passion est là, qui ne sait surgir peut-être que dans le bouillon du désir pressant de quitter un quotidien pesant. 

La mise en scène choisie est d’une grande force car elle fait se rejoindre sans cesse la vie et la fiction. La scénographie y contribue de manière efficace également puisque les comédiens, lorsqu'ils ne jouent pas, restent sur scène dans un coin du plateau, se changent devant nous, se servent dans un frigo et cherchent à troubler obscurément la frontière entre l'illusion et la réalité. Chacun à leur tour, les acteurs se métamorphosent, le temps de quelques pages et frissons, en Anna, en Alexis Vronski ou en Alexis Karénine. Au moyen de quelques accessoires, ils incarnent un héros/une héroïne de roman, un(e) amant(e) magnifique…les cheveux ébouriffés par la tempête de neige, la tête étourdie entre l’arrivée de deux trains. Un meuble-conversation complice, les feuilles d’un roman qui s’envolent quand « les nuages se transforment en tempête », un poème d’Apollinaire où des lys embrassent un tombeau romantique…autant d’images qui traversent l’imagination de cette parabole de l’amour.
"The way she dies" rend hommage brillamment à la langue (délicieusement polyglotte sur le plateau) et aux livres qui s’avèrent des compagnons de route à l’influence incontestablement puissante.

La complicité entre les acteurs et leur justesse de jeu troublante offrent à ce moment théâtral un riche panel d’émotions vives. L’espièglerie et l’humour sont présents aussi sur les planches et l’on rit notamment lors de la déclaration d’amour passionné à une oreille, avec l'utilisation des sur-titrages ou encore à cause des adéquations parfaites du « réel » et de la fiction lorsque les amants empruntent les lignes de Tolstoi pour s’exprimer. Trois scènes laissent un souvenir fantastique : à l’ouverture, l’explication de tout ce que l’épouse ne ressent plus pour son conjoint est fabuleusement exprimé en mots fluides et puissants; la discussion entre le couple des années 70 dont la maison est en chantier, ensuite, véritable dialogue à la Créon et Antigone où elle qui « exige tout » et affirme « Je préfère partir et voir que je me trompe » à celui qui rétorque «  Reste et tu verras que j’ai raison ». Eternelle lutte entre la sagesse et l’audace, la préférence entre les regrets et les remords.

Et puis, Anna Karénine va se suicider…la mort la délivrant des souffrances insupportables et des absurdités d’un monde qu’elle n’arrive plus à embrasser avec bienveillance. La scène finale invite à réfléchir sur le secret du bonheur. On y entend «nous sommes tous des naufragés », «  nous vivons dans la pénombre ». « Tous intraduisibles, tâtonnant dans l’obscurité, incertains à chaque pas. ». « Que faut-il faire lorsqu’on a compris la vérité? », lorsqu’on sait que le bonheur n’est qu’une chimère, qu’il n’est qu'un « éclair » fugitif dont nous ne pouvons anticiper ni les allées et venues, ni la durée…si ce n'est, sans doute, continuer à fréquenter les livres et les phraseurs zélés. S’étourdir d’envolées du verbe, s’enivrer de fictions envolées…et se repéter, relire, redire encore et encore, avec un plaisir compulsif - et qui n’a jamais nui à personne - des phrases magnifiques pour toucher un peu au sublime, aux étoiles et à l’amour inaccessible et parfait…

En formidable raconteur d’histoires, Tiago Rodriguez clôt ce « The Way she dies » par un hommage vibrant à la littérature qui console et nourrit et qui est, comme le dirait Anouilh, une petite chose simple à grignoter au soleil, qui nous sauve.

[bt_quote style="default" width="0" author="Tiago Rodriguez et tg STAN"]Quand nous lisons, nous faisons des choix, nous traduisons ce que nous lisons vers le langage de notre propre existence. Les pages sont illuminées par la bougie de nos expériences et cette flamme vacille et change de couleur à cause de ce que nous lisons.[/bt_quote]

THE WAY SHE DIES
(SA FAÇON DE MOURIR)
D'après Anna Karénine de Léon Tolstoï
[ Belgique / Portugal]
Texte : Tiago Rodrigues
De et avec : Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente De Keersmaeker, Frank Vercruyssen
Création : tg STAN et Teatro Nacional D. Maria II
Conception lumière et décor : Thomas Walgrave
Costumes : An d'Huys et Britt Angé
Sous-titres: Joana Frazão
Coproduction : tg STAN et du Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne, Portugal)

Dates et lieux des représentations:
- Du 12 au 15 février au Théâtre de la Vignette (Montpellier) - Tel. +33 (0)4 67 14 55 98
- Le 19/02/2019 à Louvain - 30CC Schouwburg- Tel. +32 (0)1 620 30 20
- Du mer. 20/03/19 au ven. 22/03/19 à Strasbourg à Le Maillon - En partenariat avec La Filature, Scène nationale – Mulhous- Tel. +33 (0)3 88 27 61 81
- Le 26/03/2019 au Centre Culturel de Bruges
- Le 27/03/2019 à Amsterdam au Stadsschouwburg - Tel. +31 (0)20 523 77 00
- Du mar. 09/04/19 au ven. 12/04/19 à la Comédie de Genève- Tel. +41 (0)22 320 50 01
- Du mar. 16/04/19 au ven. 19/04/19 à Bordeaux - TNBA - Tel. +33 (0)5 56 33 36 80
- Le 04/05/2019 à Guimarães- Centro Cultural Vila Flôr
- Du sam. 11/05/19 au dim. 12/05/19 à Anvers - Toneelhuis- Tel. +32 (0)2 224 88 44
- Du mer. 11/09/19 au dim. 06/10/19 à Paris - Théâtre de la Bastille - Tel. +33 (0)1 43 57 42 87 - Festival d'automne.


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