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Esthétique du viol : le roman subversif de Régis Clinquart

  • Écrit par : Guillaume Chérel

Esthétique du violPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/  En 1999, Régis Clinquart publiait un premier livre titré « Apologie de la viande », aux éditions du Rocher. Le narrateur en colère perdait sa grand-mère puis son amoureuse le quittait. Son dégoût de la vie allait en augmentant, tout au long du récit, écrit sous la forme d’un journal dans lequel il déversait sa bile. Cette « Apologie » comportait des passages brillants, d’autres plus difficiles à digérer (ça vomissait beaucoup). Mais c’était un auteur à suivre, comme on dit. Dix-sept ans plus tard le revoilà, toujours plus coléreux, avec « Esthétique du viol », une somme de 700 pages, au titre et au sujet provocateur. Roman refusé par de grandes maisons parisiennes, pendant des années, et qu’une courageuse petite maison bretonne, sise à Vitré (Île-et-Vilane), publie enfin.

La profession de foi de « Lunatique » - c’est le nom de la maison d’édition – en dit long sur le projet de l’auteur : « Le catalogue se singularise par des sujets dérangeants traités avec élégance et grincement de dents. Non tenue de faire du chiffre. Lunatique se fait plaisir avant tout en sélectionnant des textes dont le propos, ou la tournure ne s’inscriraient pas aisément dans une ligne éditoriale stricte. Beaucoup d’auteurs viennent là alors qu’ils ont déjà publié dans des maisons plus connues que Lunatique, voire prestigieuses. Simplement, le manuscrit qu’ils soumettent ne correspond pas aux attentes de ces maisons. Lunatique travaille au coup de cœur, ce qui amène bien souvent à prendre des risques. Certains des ouvrages présentent une liberté de ton et de pensée qui, sans être provocante, prend parfois la morale à rebrousse poils. Lunatique ne cherche pas des textes qui vont choquer – ce n’est pas le propos – mais ébranler ou faire réfléchir. ».
On la dirait créée pour ce livre dérangeant. Dérangeant parce que le sujet en heurtera plus d’une, et d’un : c’est le journal d’un violeur. Mais la (bonne) littérature, comme toute autre forme d’art, ne se doit-elle pas d’être borderline ?  Toujours à la marge, à la limite de l’inacceptable, voire de l’innommable, lorsqu’il s’agit du « mal » (et non du mâle…) comme le rappelait Jean Genet : « C’est son rôle (le poète ndla) de voir la beauté qui s’y trouve, de l’en extraire (ou d’y mettre celle qu’il désire, par orgueil ?) et de l’utiliser ».
Régis Clinquart, qui n’est pas irresponsable, se fend d’ailleurs d’un avant-propos dans lequel il se défend (déjà ?!) de « glorifier l’acte » (le viol) mais de plutôt s’être intéressé à ce sujet (tabou), parce qu’il n’aurait jamais été « abordé, et exploré, sous cet angle ». Montrer la « beauté » du viol ne serait pas une finalité mais un moyen de créer une œuvre. A défaut de chef d’œuvre… Si tant est qu’on accepte le postulat selon lequel la morale ne doit rien avoir à voir avec l’art… on peut écrire sur tout (même sur la shoah), du moment que ce n’est pas un appel au crime. C’est bon ou c’est mauvais, beau ou c’est moche. Ça réveille l’intellect ou ça l’anesthésie. Mais un roman digne de ce nom ne doit pas laisser indifférent. Il peut, et doit, même agacer, surprendre, exaspérer, déstabiliser… C’est d’ailleurs, encore une fois, le credo de « Lunatique » : « Si vous êtes trublion, grondant, insane, scélérat, factieux, indocile, intense, druide, idiot, muscadin, têtu, émeutier, mutin, séditieux, athée, mirliflore, débauché, insomniaque, coléreux, cruel, farouche, furieux, agressif, emporté, poignant, frénétique, terrible, élégant, torrentiel, détraqué, véhément, virulent, acharné, ardent, exalté, fulgurant, bourreau émérite, azimuté, enragé, abîmé, auvergnat, obnubilé, désarçonné, généreux, corrompu, gandin, érudit, bénédictin, dépouillé, somptueux, si vous aimez les carottes ou les chiens, ou les deux, si vous êtes égaré, terrien, lunatique mais poli avec le comité... alors nous vous lirons. ».
Ils ont lu Clinquart et jugé qu’il méritait d’être publié. « Esthétique du viol » n’est donc pas de la provocation, répétons-le. L’auteur s’est servi du sujet comme d’un stimulant (corrosif) nécessaire à son inspiration : « La liberté ne se revendique pas, conclue-t-il sans vouloir se justifier, elle se prend ».
Même s’il pousse le bouchon jusqu’à utiliser son patronyme pour nommer le violeur, Régis Clinquart ne livre pas ici une confession sur ses viols supposés, il ne s’agit pas du « monde réel », mais de littérature. Une bonne fois pour toutes. D’ailleurs, si ça peut en rassurer certain(e)s, ça finit mal pour le responsable de ces actes. « L’amoral » est sauf. Disons tout de même qu’il y a à boire et à manger dans ce pavé de mauvaises intentions… On pense parfois au journal de Marc-Edouard Nabe, lorsqu’il use du name-droping et règle ses comptes avec le microcosme littéraire parisien, voire à « Naissance », de Yann Moix, dans le registre nombriliste et mégalo. Ça c’est pour le moins bien. Et puis il y a le meilleur, avec des fulgurances céliniennes, parce que rageuses, et même des passages érotiques du meilleur tonneau, digne de Pierre Louÿs. Il s’agit surtout du livre d’un homme faussement misogyne. Mais vrai phallocrate. Avec ses contradictions, un passionné déçu, trompé, lucide. Qui a su étaler ses tripes (et ses c…) sur la table. Ce n’est plus si courant de nos jours. Une époque où les livres sont de plus en plus formatés comme des produits destinés à distraire le public. Si vous aimez la littérature qui écorche, blesse, égratigne, et lire en cochant les pages, jour après jour, en y repensant le lendemain parce que ça vous a plu ou ulcéré. C’est le roman qu’il vous faut. Car le vrai sujet n’est évidemment pas le viol mais la littérature.

Esthétique du viol, de Régis Clinquart
Editions Lunatique, 714 p, 24 euros    


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