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Encre sympathique : dans les pas d’un détective nommé Patrick Modiano

  • Écrit par : Serge Bressan

modianoPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, on s’y promène comme sur un grand terrain de nulle part. A la lunette d’un microscope, on les regarde, tous ces petits êtres qui courent. Personnes et personnages ordinaires. On pourrait être dans une chanson de Gérard Manset, on chemine parmi les romans de Patrick Modiano. L’automne vient d’arriver, et l’écrivain nous glisse son 29ème roman- il avait commencé en 1968 avec « La Place de l’étoile », il nous revient avec « Encre sympathique ». Entretemps, il a reçu, entre autres, le prix Goncourt en 1978 pour « Rue des boutiques obscures » et le prix Nobel de littérature en 2014. Il a été chanté par Vincent Delerm (« Le baiser Modiano ») et son patronyme a même été décliné pour donner l’adjectif « modianesque »- un mot tout empli de mélancolie et de blues.

Avec « Encre sympathique » (en référence à la substance utilisée pour l’écriture invisible qu’on peut rendre visible par certains moyens dont une source de chaleur), Patrick Modiano va, une fois encore, être accusé d’écrire toujours le même livre- ce à quoi, de sa belle voix basse et enveloppée par la brume, il répond : « Peut-être… Je ne sais pas… » Ainsi, cette fois, le narrateur s’appelle Jean Eyben- les « docteurs ès Modiano » rappellent qu’il s’agit là, pour l’état-civil, du premier prénom de l’auteur… Il a un dossier, une chemise papier couleur bleu ciel, pâlie par les années. Trente années plus tôt, il avait alors la vingtaine et bossait pour l’agence détective Hutte. On lui avait confié une mission : enquêter sur la disparition d’une jeune femme à Paris, une certaine Noëlle Lefebvre. Ce sera le seule et unique enquête que l’agence lui aura confiée…

Devenu écrivain, le narrateur, ce Jean Eyben se souvient. Il y a des airs d’un quai des brumes dans cette affaire. Le détective d’une seule enquête refait l’histoire de la disparue. Il avait récupéré un carnet, il écrit : « Et parmi toutes ces pages blanches et vides, je ne pouvais détacher les yeux de la phrase qui chaque fois me surprenait quand je feuilletais l’agenda : « Si j’avais su… » On aurait dit une voix qui rompait le silence, quelqu’un qui aurait voulu vous faire une confidence, mais y avait renoncé ou n’en avait pas eu le temps ».
Le souvenir. La mémoire. Ces souvenirs que la mémoire embellit, gomme, modifie, rature… Chez Modiano, il y a toujours, et aussi dans cet « Encre sympathique », des lignes de fuite, on est à Paris, on se retrouve à Annecy d’où est originaire Noëlle Lefebvre et à Rome… On perçoit également que le temps qui passe y rend extraordinaire l’ordinaire des hommes, des événements- explication du récipiendaire du Nobel de littérature 2014 : « Non seulement les personnages se révèlent d’une grande banalité derrière leur mystère apparent, mais j’ai voulu aussi montrer que le narrateur, au cours de son enquête et de sa recherche sur « Noëlle Lefebvre », a cru qu’il s’agissait de témoins importants du passé de cette femme, alors qu’elle-même se souvient à peine de ces prétendus « témoins » de sa vie ». Avec détective Modiano, revit un temps où l’on pouvait recevoir son courrier à la « poste restante » et disparaître sans que la moindre trace ne soit détectable- sauf à Rome, peut-être… Comme ces mots écrits à l’encre sympathique surgis du néant, retrouvera-t-on, reverra-t-on Noëlle Lefebvre ? Avec ce 29ème roman, Patrick Modiano rédige, une fois encore, une délicieuse partition sur l’écriture et l’oubli…

Encre sympathique
Auteur : Patrick Modiano
Editions : Gallimard
Parution : 3 octobre 2019
Prix : 16 €

[bt_quote style="default" width="0"]Bien sûr, j'avais toujours eu le goût de m'introduire dans la vie des autres, par curiosité et aussi par un besoin de mieux les comprendre et de démêler les fils embrouillés de leur vie- ce qu'ils étaient souvent incapables de faire eux-mêmes parce qu'ils vivaient leur vie de trop près alors que j'avais l'avantage d'être un simple spectateur, ou plutôt un témoin, comme on aurait dit dans le langage judiciaire.[/bt_quote]

Lire et relire Modiano…

La parution d’Encre sympathique, son 29ème roman, est une bonne occasion de (re)plonger dans l’œuvre de Patrick Modiano. Et de (re)lire quatre romans qui sont des temps forts de la production « modianesque ».

modianoLa Place de l’Etoile (1968) Le premier roman de Patrick Modiano, 23 ans lors de la parution. Sur un mode en partie autobiographique, l’histoire de Raphaël Schlemilovitch, juif français né juste après la guerre et hanté par l’image de cette guerre et par la manie de la persécution. Le héros, qui est aussi le narrateur, raconte l’histoire de manière complètement hallucinée, mélangeant réalité et fictions personnelles. Prix Roger-Nimier et prix Fénéon.

Rue des boutiques obscures (1978) Le sixième roman de Patrick Modiano. Personnage principale : Guy Roland. Il est détective et après la retraite de son patron, Hutte, il décide de partir en 1965 à la recherche de sa propre identité qu'il a perdue après un accident mystérieux qui l'a laissé amnésique depuis une quinzaine d’années. Il remonte ainsi les pistes ténues de son passé qui semble s'arrêter pendant la Deuxième Guerre mondiale, et apprend qu’il se nomme en fait Jimmy Pedro Stern, un Grec juif de Salonique vivant à Paris sous un nom d'emprunt, Pedro McEvoy et travaillant pour la légation de la République dominicaine… Prix Goncourt 1978.

BruderDora Bruder (1997) Ayant retrouvé un avis de recherche dans Paris-Soir (31 décembre 1941), Patrick Modiano enquête sur la jeune Dora Bruder, née le 25 février 1926 dans le 12ème arrondissement de Paris, disparue à 15 ans à la suite de fugues répétées puis d'arrestations par la police française. Cherchant à retracer le plus d'éléments possibles de la vie de cette jeune fille, l'auteur analyse toutes les données retrouvées (souvent sous forme d'extraits de documents officiels de la période 1941-1942), entrecoupées de passages de sa propre existence et de celle de son père, mises en relation avec celle de Dora.
Un pedigree (2005) Une autobiographie écrite comme une recherche d’identité. Patrick Modiano se souvient et raconte. Il a environ 14 ans quand ses parents embauchent une jeune fille pour s’occuper de lui. Il la perdra de vue, la retrouvera quelques années après à Saint-Lô (Manche). Elle s’est mariée avec un vétérinaire des haras. Dans leur maison de Saint-Lô, ses parents l’accueilleront assez fréquemment. L’auteur se raconte jusqu’à ses 22 ans. Un livre qui fait référence, au moins par son titre, à Pedigree (1948) de Georges Simenon.

Dans le café de la jeunesse perdue (2007) Lancé par une citation de Guy Debord (« À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue »), le roman est construit par le récit de plusieurs narrateurs (un étudiant de l’Ecole supérieure des Mines ; le détective privé Pierre Caisley ; l'héroïne elle-même, Jacqueline Delanque, alias Louki, et Roland, son amant). Il dessine le portrait de Louki, épouse Choureau. Femme fantomatique, ayant disparu du domicile conjugal, elle erre dans Paris et laisse derrière elle des souvenirs hétéroclites…

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