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Zeruya Shalev : l’introspection de l’intime

  • Écrit par : Serge Bressan

GallimardPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr/ Elle l’a dit. Répété : « Je n’écris pas pour des raisons thérapeutiques. Ce que j’ai appris, c’est qu’un événement qui dure dix secondes peut avoir des conséquences qui durent toute une vie. C’est un trauma qui ne finit jamais. Des années plus tard, et sous des formes imprévisibles, la tragédie se rappelle à votre bon souvenir, même lorsque vous pensiez en avoir fini avec elle ». En 2014, l’écrivaine israélienne Zeruya Shalev avait reçu le prix Fémina étranger pour « Ce qui reste de nos vies », livre majeur sur l’amour et la famille. On la retrouve cette année avec « Douleur »- un livre- fresque, un texte-torrent qui mêle la vie qui va d’un couple pris par l’ordinaire, l’amour de jeunesse délicieux (au moins, dans le souvenir), la violence banalisée sur une terre que les uns et les autres tiennent pour promise… Un roman aussi obsessionnel qu’intense. Avec présente, pis : omniprésente, la douleur, cauchemar de tous les instants. Que peut-il donc alors rester de la vie, de nos vies ? Une fois encore, à 57 ans, Zeruya Shalev se lance dans l’introspection de l’intime. Le texte est vertigineux, éblouissant, angoissant, lumineux. Et reviennent des mots que l’auteure glissait récemment : « Je ne quitterai pas Israël » ou encore : « J'ai grandi avec la fatalité de la guerre, une menace qui planait au-dessus de moi en permanence ».

 

En 2004, elle est une des victimes d’un attentat- pendant des mois, elle devra rester allongée. Le jour de l’attentat, elle allait boucler son roman « Thera »… Elle raconte la genèse de « Douleur » : « Je n’aime pas évoquer ma vie dans mes livres, sauf en y mettant beaucoup de filtres. Cet événement a été pour moi si traumatique que je ne voulais pas en faire de la littérature. Mais j’y étais forcée… Je pense souvent que je suis l’esclave d’un maître exigeant qui est l’écriture. Ce maître fait ce qu’il veut de moi. Il décide à ma place de ce que fera tel ou tel personnage. Je ne peux que lui obéir ».
« Douleur », ou ce qui fait qu’on reste vivant. Qu’on se sent vivant… De son drame personnel, Zeruya Shalev aurait pu écrire un témoignage, un document.

[bt_quote style="default" width="0"]Avant, j’étais pétrifiée par ce que l’on attendait de moi en tant qu’Israélienne, confie-t-elle. En Israël, la politique écrase tout. Je sentais que je devais protéger mon écriture de ça. Si la politique devait toucher mon écriture, elle la détruirait, la brûlerait. Aujourd’hui, je vois bien comment vie privée et vie politique se confondent parfois.[/bt_quote]

Alors, elle a opté pour le roman. L’héroïne, Iris Eilam, la quarantaine, directrice d’une école, mariée à Micky et mère de deux enfants (Alma et Omer), a elle aussi été victime d’un attentat, d’une explosion qui a embrasé un bus juste à côté, qui « l’a frappée de toute sa puissance, lui a transpercé le nombril, scié et réduit les os en poudre, écrasé les muscles, arraché les tendons, piétiné les tissus, déchiré les nerfs, ce mal qui tord tout un magma interne dont elle n’a jamais eu conscience, de quoi est fait l’être humain », et depuis dix ans, doit supporter des douleurs chroniques. Lorsqu’elle se rend avec son mari à l’hôpital pour une visite de routine, le jeune médecin qui l’examine n’est pas certain de son diagnostic, il appelle le chef de service pour affiner son observation. Le chef de service, c’est Ethan Rozen… Hasard de la vie ou destin, Ethan Rozen (dont le véritable patronyme est Rozenfeld) a été le premier amour d’Iris à la sortie de l’adolescence et il a mis fin à la relation quand sa mère est morte d’un cancer…
A l’hôpital, le chef de service a fait le boulot, très pro, regardant à peine la patiente- comment l’aurait-il reconnue, s’interroge Iris, elle a changé de nom, son corps s’est un peu arrondi après deux enfants ? Mais Iris, elle, l’a immédiatement reconnu- et n’a de cesse de faire revivre ce passé. Commentaire de Zeruya Shalev qui, depuis six mois, a quitté Jérusalem et vit à Haïfa : « L’amour est aussi une attaque terroriste. La douleur de l’amour est, pour Iris, aussi forte que la douleur qu’éprouve son corps après l’explosion... » La romancière aurait pu, avec ce matériau, tricoter un livre-guimauve, une de ces romances à l’eau de rose. Il n’en est rien ; elle a écrit « Douleur », un livre au pays de la douleur- politique, intime. Zeruya Shalev a écrit un grand roman. Un roman obsessionnel. Intime et intense.
    
Douleur
Auteur : Zeruya Shalev
Editions : Gallimard
Parution : 16 février 2017
Prix : 21 euros


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