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Tous les chats sautent à leur façon : Herta Müller passe à confesse…

  • Écrit par : Serge Bressan

MullerPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Tout commence par l’enfance-normal. Et le souvenir de « ces immenses champs de maïs socialistes ». On lit : « Quand on se tenait au beau milieu d’un champ, parmi les tiges denses de maïs, le champ était une forêt qui vous arrivait au dessus de la tête et barrait la vue. Mais ces arbres sans couronnes ne donnaient pas d’ombre : le soleil vous tapait sur le crâne toute la journée, tout l’été… » Souvenir d’enfance en ouverture de « Tous les chats sautent à leur façon »- le beau livre d’entretiens de l’Allemande d’origine roumaine Herta Müller avec son éditrice autrichienne Angelika Klammer. Prix Nobel de littérature en 2009, l’écrivaine- 64 ans et vivant en Allemagne depuis 1987, s’est prêtée à l’exercice des questions- réponses et y déroule, y évoque ainsi, elle si discrète, sa vie, son œuvre, ses hantises… Elle dit aussi : « Ma trajectoire est bizarre, de la petite gardienne de vaches dans sa vallée jusqu’à l’hôtel de ville de Stockholm. Comme bien souvent, je me sens à côté de moi-même ». 

Herta Müller, c’est l’auteure de textes aussi forts qu’impressionnants, tels « L’homme est un grand faisan sur terre » (1986), « La bascule du souffle » (2010), « Animal de cœur » (2012) ou encore « Dépressions » (2015)- un recueil de dix-neuf nouvelles à la poésie aussi bruitale que déroutante. Des textes tout habités par le pouvoir de visions, par l’obsession de se colleter au mal- ce qui fait d’Herta Müller, l’écrivaine de la condition humaine. Et, répondant aux questions de l’éditrice, elle raconte une vie consacrée à la littérature- mais pas que… Avec « Tous les chats sautent à leur façon », c’est aussi l’évocation de la dictature roumaine avec les Ceauşescu au temps de son enfance ; le quotidien oppressant dans son village natal de la minorité allemande du Banat ; les confidences sur la Securitate- les redoutables services secrets roumains, qui a tenté de la recruter puis, suite à ce refus, l’a mise au ban et harcelée… ; la violence endémique de toute dictature sur l’individu ; la désillusion quand elle est arrivée, dans les années 1980, de l’autre côté du « rideau de fer », en Allemagne de l’Ouest…
Au fil des pages et des questions, une vie défile. Texte cinglant, d’une acuité implacable. Herta Müller rappelle qu’ « à 17 ans, mon père s’est enrôlé dans la Waffen-SS, il a survécu, il est rentré au village, et ensuite, il n’a plus jamais quitté le coin ; il allait tout au plus à la ville, à trente kilomètres de là », que sa mère a été libérée d’un camp de travail soviétique et que les deux, apprenant son refus de collaborer avec la Securitate, lui lanceront : « Les autres, ils gagnent de l’argent avec leurs cafardages ; toi, avec ta grande gueule, un jour on te retrouvera morte dans un fossé ; et ça t’aura rapporté quoi ? » « Tous les chats sautent à leur façon » vibre de compassion, dégueule de cruauté, d’abrutissement, de guerre, de déportation… Et dans ce livre de confessions intimes (et pas seulement), la récipiendaire du Prix Nobel de littérature 2009 raconte aussi la chose écrite. Le phénomène de la création qui mêle, étrangement, fascination et dégoût. Ecrire, pour Herta Müller, c’est « une nécessité intérieure qui vient à bout d’une résistance intérieure (…). J’écris toujours pour moi et contre moi. Pour mettre une chose par écrit, j’attends qu’elle soit inéluctable. Je retarde le moment, sachant que, dès le début, elle m’envahira tellement que j’en aurai peur ». La phrase dont on est en manque, ce manque semblable à celui de la drogue. Les mots dont la soif n’est jamais étanchée... Et lire, encore et encore les mots- confessions d’Herta Müller : « En lisant des livres, je me disais : tant qu’on a sous les yeux de belles phrases qui sont plus qu’un contenu verbal, elles savent comment ça marche, la vie... »

Tous les chats sautent à leur façon
Auteur : Herta Müller
Editions : Gallimard
Parution : 15 février 2018
Prix : 22 €


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