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L’homme sans ombre : Joyce Carol Oates et l’amnésie

  • Écrit par : Serge Bressan

oatesPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / En ouverture, des notes sur l’amnésie : projet « E.H. » (1965- 1996). On lit : « Elle le rencontre, elle tombe amoureuse. Il l’oublie. / Elle le rencontre, elle tombe amoureuse. Il l’oublie. / Elle le rencontre, elle tombe amoureuse. Il l’oublie. / Finalement, elle lui dit au revoir, trente et un ans après leur première rencontre. Sur son lit de mort, il l’a oubliée ». Un peu plus tard, on apprend que l’on se trouve à l’Institut de neurologie de Darven Park, Philadelphie. On est en 1965. Là, travaille une jeune chercheuse, elle s’appelle Margot Sharpe. Elle vient d’accueillir un nouveau patient, Elihu Hooper, donc le fameux « E.H. ». Plus tard, on nous indiquera qu’il a été le plus fameux amnésique de l’Histoire. A son arrivée à l’Institut, il a 37 ans, porte bien et beau mais a contracté une infection qui lui a grillé quasi totalement la mémoire- en effet, il a une mémoire immédiate de soixante dix secondes…C’est « L’homme sans ombre », le nouveau roman de l’immense auteure américaine Joyce Carol Oates, 80 ans et toujours aussi productive- ce qui affole parfois son éditeur puisque Oates pourrait publier trois, voire quatre livres par an !!!

Cette fois, donc, elle s’est plongée dans le monde de la neurologie. Et sur le thème pointu de la perte de mémoire. L’amnésie… Alors, Joyce Carol Oates déroule l’histoire de Elihu et Margot. Durant des années, parce que séduite, la chercheuse va essayer de percer le mystère, de réactiver les souvenirs bloqués, de trouver pour l’image d’une fille morte flottant dans l’eau vire à l’obsession pour le patient. Au hasard des pages, on lit : « Pour cet homme au cerveau lésé, une grande partie de la vie ordinaire doit être chargée de mystère : où est-il ? Dans quel genre d’endroit ? Qui sont les gens qui l’entourent ? Au-delà de ces perplexités, le mystère plus immense encore de son existence même, de sa survie après une sorte de mort, trop profond pour qu’il s’y appesantisse. Avec une mémoire à court terme très limitée, l’amnésique ressemble à quelqu’un qui approcherait son visage d’un miroir jusqu’à le toucher : il ne peut pas ‘’se voir’’ », ou encore : « Le sujet normal doit, pour envisager l’avenir, mobiliser une certaine dose de souvenirs ; on ne peut prévoir un avenir quand on ne peut se rappeler un passé, car le cyclique, le répétitif entrent pour beaucoup dans notre quotidien. Le seul passé dont E. H. se souvienne est maintenant vieux de plusieurs dizaines d’années, et apparemment il n’y trouve pas de stimulus pour penser à l’avenir ». Jamais loin, il y a aussi le docteur Ferris, directeur du labo et maître tout-puissant de l’Institut… Où va Margot ? Ne pas se perdre surtout, alors qu’elle est habitée d’une belle ambition professionnelle, qu’elle défend une certaine éthique médicale et qu’elle hésite à résister au désir sexuel… Et là voilà qui fouille, enquête dans la vie passée d’« E.H. »- elle sait qu’elle joue sur le fil, d’autant que les mois passant, sa relation avec le patient se tend à en devenir même violente. Et, ultime détail, avec le temps Elihu Hooper se fragilise… Précision : dans le protocole médicale, bien évidemment, toute relation autre que patient- soignant est proscrite.
Parmi les favorites chaque année pour le prix Nobel de littérature, Joyce Carol Oates n’a jamais caché son intérêt et sa passion pour les neurosciences. Ainsi, dans « L’homme sans ombre », elle se demande si l’on peut vivre « prisonnier d’un présent perpétuel comme un homme tournant en rond dans des bois crépusculaires : un homme sans ombre ». Et avec l’histoire de Margot et Elihu, elle pose, entre autres questions existentielles, celle de l’identité : peut-on encore parler d’identité pour une personne sans mémoire ? On se demande aussi, avec la romancière et son personnage Margot, ce que peuvent être le quotidien, les pensées, les relations avec le monde lorsqu’une personne comme « E.H. » est « au bord de la noyade et qui espère être sauvé par quelqu’un, n’importe qui, sans avoir aucune idée de la nature de ce sauvetage ni de ce dont il doit être sauvé »… Une fois encore, d’une écriture aussi fine qu’élégante, aussi étouffante que glaçante, Joyce Carol Oates a écrit un roman délicatement troublant, follement entêtant, implacablement bouleversant. Encore une fois, une leçon de littérature…

L’homme sans ombre
Auteur : Joyce Carol Oates
Editions : Philippe Rey
Parution : 4 octobre 2018
Prix : 23 €


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