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La Serpe : l’inspecteur Jaenada se paie la peau de Clouzot

la serpePar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ Les principaux prix littéraires ont été décernés (concernant l’Interallié, depuis qu’il n’est plus attribué à un journaliste… par des journalistes, il n’a plus grand intérêt). On va (enfin) pouvoir parler littérature. Le prix Femina a été attribué à Philippe Jaenada pour « La Serpe », une somme de 650 pages qui ravira ses fans déjà nombreux(ses).

Un mot, tout de même, sur la partie bizness de la rentrée littéraire. Si l’on regrette que le cénacle GalliGrasSud (qui a remplacé feu GalliGrasSeuil) truste les deux grands prix (Goncourt et Renaudot), louons le fait que la France soit le seul pays au monde où un écrivain puisse être à la Une de l’actualité, et où un demi-millier de romans déferle à chaque rentrée.

Cette course aux bons points (qui revient à dire : « regarde, maman, j’ai fait un beau dessin ! ») a beau paraître pathétique, l’obtention d’un prix multiplie les ventes et peut changer la vie de nombreuses personnes. Last but not least, sachez que vous aurez plus de chance de décrocher la timbale si vous écrivez un roman sur le nazisme et/ou la Guerre 14-18 que sur un fait-divers qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années. Ce chameau de Philippe Jaenada s’y est risqué, et a malgré tout charmé ces dames du Femina (plus le même prix depuis que la grande Régine Deforges n’en fait plus partie, mais bon…) avec une sordide histoire de meurtres.

Les américains ont eu Truman Capote (lire "De sang-froid"). Nous avons Philippe Jaenada, le nouveau Colombo de l’enquête littéraire à la française. A propos, puisque cet ancien matheux est rigoureux dans ses recherches, précisons qu’il ne s’agit pas d’un « roman », comme son éditeur (Julliard) voudrait nous le faire croire, mais d’une enquête littéraire, un reportage très bien écrit : genre très prisé chez les anglo-saxons. Le mot « roman » semble vidé de son sens, décidément. Heureusement, le mot « littérature » résiste, lui. Et de la littérature, lorsqu’on ouvre un Jaenada, il y en a. Et de la bonne ! Quand on a lu un Jaenada (comme on dit d’un Bukowski, d’un Fante ou d’un Harrison) on devient addict. C’est à ça qu’on reconnaît un écrivain : il a un style, une voix reconnaissable entre mille. Philippe Jaenada a tellement d’esprit, il est tellement drôle et subtile, plume en main (oralement aussi d’ailleurs, en plus roots) qu’il semble pouvoir tout écrire avec talent : un éloge funèbre, le discours du Nobel de littérature ou celui d’un préfet de province, comme la dernière réclame Lidl. Il nous arracherait un sourire. Il écrirait dans Voici que… Ah ! bon, c’est son métier ? C’était, alors, car bientôt il n’aura plus besoin de « travailler »… Bref, Jaenada peut nous passionner en racontant l’angoisse qu’il éprouve lorsqu’il constate qu’un des pneus de sa voiture de location risque d’éclater. Un autre auteur tomberait dans la banalité. Avec Jeanada, la perte d’un bouton de culotte devient une tragédie épique, ou un sketch à l’humour anglais. Tout en finesse.

Oui, Jaenada est agréable et facile à lire. Il se déguste. C’est d’ailleurs cette facilité-là qui pourrait devenir son unique défaut. Il a parfois tendance à tirer à la ligne. Notamment en versant dans le name-droping (citer des noms connus, amis le plus souvent, dont tout le monde se fichera dans trente ans). On le préfère quand il se livre, dévoile sa sensibilité, sa féminité, en l’occurrence. Au sens où Catherine Deneuve évoquait la féminité de Gérard Depardieu. Un Jaenada qui écrit des livres de plus en plus épais, au fur et à mesure qu’il grossit et gagne en lectorat. Loin de nous l’idée d’avancer, comme le fit récemment, dans un train, Eric-Emmanuel Schmitt (voir article du Monde), qu’on ne peut décemment pas infliger plus de 200 pages au grand public… Il s’agit de suggérer à son éditeur de couper dans le lard, de dégraisser un peu. Ça c’est dit.

Venons-en au fait.

Un matin d'octobre 1941, dans un château sinistre au fin fond du Périgord, Henri Girard appelle au secours : dans la nuit, son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Il est le seul survivant. Toutes les portes étaient fermées, aucune effraction n'est constatée. Dépensier, arrogant, violent, le jeune homme est l'unique héritier des victimes. Deux jours plus tôt, il a emprunté l'arme du crime aux voisins. Pourtant, au terme d'un procès retentissant (et trouble par certains aspects), il est acquitté et l'enquête abandonnée. Alors que l'opinion publique reste convaincue de sa culpabilité, Henri s'exile au Venezuela, où il dilapide l’héritage… Ce qui peut le rendre encore plus soupçonnable. Il rentre en France en 1950 avec le manuscrit du Salaire de la peur, écrit sous le pseudonyme de Georges Arnaud.
Jamais le mystère du triple assassinat du château d'Escoire ne sera élucidé, laissant planer autour d'Henri Girard, jusqu'à la fin de sa vie (qui fut complexe, bouillonnante, exemplaire à bien des égards), un halo noir et sulfureux. Jamais, jusqu'à ce qu'un écrivain têtu et minutieux s'en mêle... Un fait divers diabolique qu’aurait pu adapter Henri-Georges Clouzot, réalisateur du Salaire de la peur, à qui Jaenada taille un short, notamment pour avoir assassiné l’excellent roman d’Arnaud, en tirant en plus la couverture à lui. Plus grave et profond qu’il n’y parait (comme Peter Falk jouant l’inspecteur Colombo) Philippe Jaenada s’est plongé dans les archives, dont il nous fait (parfois trop ?) largement profiter. Et reconstitue l'enquête, en dénichant des indices ténus, qui nous suggèrent qui pourrait être le coupable. Résolvant ainsi une énigme que n’aurait pas négligée un autre Poirot… L’inspecteur créé par la grande Agatha Christie. A quand un vrai polar de Philippe Jaenada ?


La Serpe
Auteur : Philippe Jaenada
650 pages
Prix : 23 €
Editions : Julliard (Prix Femina 2017)

Le blog de Guillaume Chérel

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